Les éditeurs pure-players: pionniers de l’édition numérique?

Depuis peu une nouvelle espèce d’éditeurs apparaît dans le paysage numérique francophone. Des maisons d’édition 100% numériques qui cherchent à tirer profit d’un marché qui prend son essor avec l’iPhone, l’iPad et les nouveaux dispositifs de lecture en vente dans la grande distribution.

Des effets générationnels modulent le passage de l’édition imprimée à l’édition numérique. Nous pensons d’abord à la fameuse Génération Y, des natifs du numérique. Il faut cependant relativiser. Comparés aux jeunes des décennies 1970-1980, les digital natives sont surtout des consommateurs, davantage que des bidouilleurs de l’informatique ou des codeurs autodidactes. Ils sont surtout utilisateurs de services gratuits en ligne, adeptes du téléchargement massif et accros aux marques qui, comme Apple, savent les séduire.
 La lecture en est d’autant plus impactée. Si fin 2009 l’enquête : Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, conduite par le Département Études Prospectives et Statistiques du Ministère de la culture (France), confirme une érosion de la lecture imprimée, elle met aussi en évidence l’émergence de nouvelles pratiques d’écriture et de lecture par le biais des outils et des réseaux du numérique.

Une nouvelle génération d’entreprises

Dans les effets générationnels qu’il nous faut anticiper, ce changement naturel des générations de lectrices et de lecteurs, arrive donc en pole position. Mais d’autres changements de générations entrent aussi en jeu. Celui, par exemple, des générations d’étudiantes et d’étudiants, au sein des formations aux métiers du livre et de l’édition. Leur intégration limitée au sein des maisons d’édition, notamment par le recours excessif aux stages dans un contexte économique difficile, conduisent de plus en plus ces jeunes professionnels à se lancer dans l’édition numérique.
 L’édition imprimée et les industries graphiques doivent aussi prendre en compte une nouvelle génération d’entreprises qui viennent aujourd’hui les concurrencer frontalement sur le marché du livre. Nous pensons naturellement à Google, créée fin 1998, Amazon, en 1995, Apple, en 1976. Des multinationales qui n’existaient donc pas il y a seulement une quarantaine d’années. Une quinzaine dans le cas de Google. L’économie du livre se trouve ainsi prise en étau, entre, d’une part, de nouveaux entrants, étrangers aux métiers du livre et qui viennent en bousculer les pratiques et les règles ; d’autre part, le renouvellement des générations, parfois en son sein même, mais en tout cas chez les lecteurs.

L’épreuve de réalité pour de nouveaux modèles économiques

En effet, les pratiques des consommateurs évoluent. Le téléchargement de produits culturels se développe. Selon l’institut d’études marketing GfK, nous étions 43% à télécharger en 2009 et nous serons sans doute plus de 50% en 2010. Les ventes sur Internet ont progressé de 29% au premier semestre 2010 selon la Févad, Fédération e-commerce et vente à distance.
 La question est de savoir si la nouvelle donne, imposée par la dématérialisation du livre et sa diffusion multicanal-multisupport, sera une reconfiguration, ou bien, un reformatage du marché du livre.
Les éditeurs pure-players n’ont pas les contraintes des grands groupes d’édition, et ne s’encombrent pas de leurs craintes par rapport au piratage, ou au naufrage du marché du disque.
 Ils testent sur le terrain de nouveaux modèles économiques pour rentabiliser la vente de livres numériques auprès de lecteurs de plus en plus désireux de mobilité et de portabilité, de connectivité, mais aussi, de gratuité.

Une première typologie de ces modèles pourrait discerner :

• Des prix à zéro euro : des livres numériques gratuits, mais avec une forte présence publicitaire (nous détaillons ce modèle au prochain paragraphe).
• Des prix cassés : sur le modèle des 9,99 dollars d’Amazon aux États-Unis (Pour l’heure le différentiel en France entre prix du livre imprimé et prix du livre numérisé est de l’ordre de 30% en moyenne. Dans la réalité, si deux Français sur trois se disent disposés à lire des livres numériques, c’est que 97% d’entre eux pensent qu’ils seront moins chers. Pour un nouveau roman à 18 euros, le consommateur juge acceptable de débourser 7 euros pour une version numérisée (étude GfK). En même temps, pour le député Hervé Gaymard, auteur en 2009 d’un rapport sur les effets de la loi Lang sur le prix unique du livre imprimé, et initiateur du projet de loi visant à aligner le taux de TVA du livre numérique (19,6%) sur celui du livre imprimé (5,5%), le prix de ces derniers devrait être entre 30 à 40% moins onéreux).
• Des prix libres : un coût réduit pour le téléchargement et la possibilité laissée ensuite à l’internaute d’effectuer un versement supplémentaire du montant de son choix (ce système est basé sur le modèle dit : du don et du contre-don, depuis longtemps connu des ethnologues).
• Des formules d’abonnements, auprès des particuliers ou des bibliothèques, comme le teste depuis plusieurs mois François Bon sur Publie.net.
Des formules d’indexation du prix sur la demande (pas encore véritablement testé dans l’édition, ce système est calqué sur les cours boursiers : au départ, le livre numérique est à zéro euro ou presque, plus il est téléchargé, plus son prix augmente. Lorsqu’il devient trop cher par rapport au marché, la demande s’affaiblit et donc le nombre de téléchargements décroit, ce qui a pour effet de diminuer le prix et de relancer les téléchargements, et ainsi de suite).

Gratuité de la lecture ou gratuité du livre ?

Pouvoir lire gratuitement en ligne, et ne payer que modiquement pour un téléchargement permettant de disposer du livre numérique sur le dispositif de lecture de son choix, puis d’accéder à des options ou à des services complémentaires payants, semblerait être l’alternative idéale pour les lecteurs.

L’entreprise espagnole 24Symbols – Read & Share www.24symbols.com cherche à adapter aux livres ce système économique qui a fait ses preuves dans les domaines de la musique, avec Deezer et Spotify, et dans celui de la vidéo, avec Hulu aux Etats-Unis, pour les séries télévisées. L’importance du trafic, généré par la gratuité des contenus, rentabilise le système par une forte présence de publicités contextuelles.

Un réseau social, malgré son nom, dédié aux auteurs   francophones : We love words.com, vient également d’être lancé sur le modèle de MySpace.

Un Google Music arrive prochainement et, en 2011 en Europe, Google Edition pourrait bien, avec sa régie publicitaire et un modèle ouvert, tirer le marché du livre numérisé vers la gratuité apparente pour le lecteur.
 D’un autre côté, il se pourrait aussi que des lecteurs se laissent séduire par des formats propriétaires, lesquels leur facilitent en apparence l’emploi des nouveaux dispositifs de lecture, et par des systèmes fermés, comme ceux des tablettes Kindle d’Amazon avec son Kindle Store, ou de l’Ipad d’Apple, avec son iBookStore. Bien marketés, de tels systèmes peuvent rassurer les lecteurs, en leur rappelant au fond les modèles qu’ils connaissent bien de clubs du livre, comme France (Belgique) Loisirs ou Le Grand Livre du Mois. 
Naturellement attractive, la gratuité séduit les internautes, cependant que les mobinautes (utilisateurs d’Internet mobile) de plus en plus nombreux, sembleraient eux disposés à payer un minimum leurs téléchargements.
 L’économie du libre accès (et non pas tant de la gratuité), prônée notamment par Chris Anderson, oblige à reconfigurer les chaines de valeur de l’édition.

Réduire le risque avec l’édition participative

Dans ce contexte, et avec le fort développement de l’autoédition, un autre modèle se développe, basé sur le crowdfunding. Il s’agit d’une forme modernisée de souscription, qui n’a rien à voir avec les diverses formules d’édition à compte d’auteur dont des offres plus ou moins trompeuses se multiplient sur le Web.
 Le crowdfunding, qui commencerait à faire ses preuves dans les domaines de la musique, avec My major Company, et du cinéma avec Peopleforcinéma, propose une forme de financement participatif. Les lecteurs consultent en ligne les ouvrages proposés par des auteurs et investissent pour l’édition de ceux qu’ils souhaiteraient voir éditer. Il peut s’agir d’une forme communautaire de mécénat, ou bien, d’un investissement collectif, sous le modèle d’une coopérative, ou bien, d’une société de coproduction reversant aux lecteurs contributeurs une participation sur les bénéfices.
 En France, quatre maisons se sont récemment lancées pour adapter ce modèle à l’édition :

Le crowdfunding est aussi présent versant édition de bandes dessinées : en France avec Manolosanctis www.manolosanctis.com, et en Belgique, avec Sandawe www.sandawe.com.

Cet apparent démembrement de la validation éditoriale, donne des ailes à des auteurs pour lesquels, jusqu’à aujourd’hui, les sirènes de l’autoédition étaient trop souvent décevantes, tandis que les portes de l’édition germanopratine leurs restaient fermées.
 Mais ces nouveaux modèles pourront-ils sauvegarder une légitimité et un périmètre économique à l’édition, avec une interprofession au sein de laquelle de plus en plus de maillons de l’ancienne chaîne du livre deviennent des électrons libres, s’emparent des outils numériques et des réseaux sociaux pour la publication, la diffusion, la promotion et la vente directe aux lecteurs des livres numérisés ?
 Si une chose est certaine aujourd’hui, c’est seulement que ces éditeurs et que ces auteurs qui se lancent en 2010 dans le livre numérique, sont les dignes descendants des pionniers de l’imprimerie qui parcouraient l’Europe à la fin du quinzième siècle.

source: une enquête de Lorenzo Soccavo, Presse-Edition

Marie Belina, linguiste – terminologue

Service de la Langue française

— Clotilde Guislain

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