Grégoire Polet : Le numérique offre une nouvelle liberté à explorer en termes d’écriture

Grégoire Polet est un romancier belge, exilé à Barcelone. Ses romans sont publiés chez Gallimard dans la vénérable collection blanche. Tout récemment, ce jeune écrivain s’est laissé tenter par une publication 100% numérique éditée par Storylab : Les bouts de ficelle, déjà bien positionnée dans le top littérature d’Apple. Il a accepté de nous en dire plus sur cette expérience et sur ses considérations numériques. Merci à lui.

Crédits : C. Hélie Gallimard

Parlez-nous de cette première expérience numérique
Les bouts de ficelle n’est pas mon premier livre numérique, j’ai en effet découvert tout récemment que mon dernier roman paru chez Gallimard, Les ballons d’Hélium était lui aussi disponible en numérique. Pour Les bouts de ficelle en revanche, la démarche a été toute différente. J’avais été contacté par Storylab, il y a peut-être un an et demi. Nous étions liés par la Fondation Lagardère. Ils m’avaient proposé à l’époque de publier un de mes textes. Je n’étais pas très intéressé par cette perspective numérique et je n’avais pas donné suite.

Par la suite, j’ai été de plus en plus sensible à la question de la lecture électronique, notamment par le biais de Lettres numériques, et j’ai reconsidéré cette proposition. Je venais d’écrire un texte trop long pour une nouvelle, pas assez pour un roman, mais qui était abouti, qui possédait son rythme propre. Je les ai recontactés pour leur soumettre le manuscrit et ils étaient ravis.

Vous savez, le roman dans sa forme actuelle à quelque chose d’artificiel, les codes sont très cadenassés. Un roman se doit de faire plus de 180 pages, le rythme de l’écriture s’en ressent. Le numérique offre une nouvelle liberté à explorer en termes d’écriture notamment dans la longueur des textes.

Le livre est paru il y a trois semaines en pleine rentrée littéraire, une volonté de votre part ?
Non. Au contraire, le livre devait sortir en mai et puis sa sortie a été déplacée en septembre. C’est l’avantage du numérique, on peut plus facilement sortir un titre, n’ayant pas à faire face aux mêmes contraintes qu’un éditeur papier (imprimeurs, logistiques, etc.).

Qu’est-ce qui a vous le plus surpris dans la lecture numérique ?
Je ne suis pas un grand lecteur numérique, à vrai dire, je lis sur mon iPhone. Contrairement à ce que j’avais pu penser. La lecture numérique est complémentaire à la lecture papier, elle s’ajoute au lieu d’être une substitution comme de nombreuses personnes  le prévoyaient. Ce fut pour moi, une très grande évidence de lire sur écran mais je crois que ce qui m’a le plus surpris c’est que le livre numérique reproduit artificiellement des contraintes du livre papier. Symboliquement, la dépendance du papier est très forte ; la possibilité de feuilleter est une transposition directe du format papier. Les références symboliques à cet objet papier, cet objet noble sont très importantes. La lecture linéaire prime encore et forcément, on écrit encore dans cette perspective de feuilletage.

Pensez-vous qu’il s’agisse ici d’une mise en page, d’une organisation du livre de transition ?
Assurément, si l’on écrivait réellement pour le numérique, l’ordre de lecture s’en verrait bouleversé. Je pense notamment à la présence récurrente de liens hypertextes qui permettent une organisation cubique du récit. Mais ces formes d’écritures littéraires restent très expérimentales à l’heure actuelle.

Après tout, la logique d’une lecture hypertexte est déjà très répandue, mise en place par Internet. On ne lit plus un article sur le web de bout en bout, on s’arrête, on clique sur un lien, on revient en arrière. En somme, c’est déjà une habitude pour les lectures non-fictionnelles. Mais pour que l’écriture évolue, il faut aussi concevoir l’édition numérique autrement. La lecture pourrait être plurielle, unique à chaque voyage.

Le lecteur pourrait voyager à travers les pages de son livre, opter pour un chemin à travers la totalité du texte. Aujourd’hui, le roman est une œuvre complète et close. Un univers où tout a été envisagé pour mener le lecteur d’un point A à un point B. Mais le numérique pourrait offrir la liberté au lecteur de se mouvoir à travers une structure ouverte, sans fin.

Finalement, on peut considérer que cela a déjà été fait par le passé par Balzac dans la comédie humaine. Il n’a jamais hésité à faire revenir des personnages d’un livre à l’autre, tisser des liens entre ses œuvres. Mais la plupart des lecteurs n’ont pas eu l’occasion de lire l’ensemble des tomes, loin de là. Et pourtant cela ne crée pas un manque pour autant, mais c’est une richesse de découvrir ces liens.

En ce qui vous concerne, ces enjeux littéraires vous intéressent ?
Oui, certainement. Je pratique déjà le retour de personnages entre mes différents romans sans pour autant en faire des suites. Mais pour arriver à un changement plus important en terme d’écriture, il faut d’abord que le média évolue et les modes de lecture aussi avant d’arriver à une maturité littéraire.

Je crois que si Proust avait connu notre époque, il aurait fait quelque chose de phénoménal. Il a créé une sorte de monde, un arrêt du temps dans son œuvre qui obéit à une logique très linéaire. La notion du temps dans son récit est intimement liée au temps de la lecture (physique).

Vous vivez en Espagne, comment se développe le marché du livre numérique là-bas ?
Très lentement, voire pas du tout. En tous cas, j’en ai très peu d’échos. Un de mes amis a créé une plateforme de critiques et de ventes de livres numériques mais il peine à les vendre. Il pense qu’internet et la gratuité sont liés. Je le rejoins sur cette idée. J’ai l’impression que l’esprit initial d’Internet a été corrompu. Bien sûr, je suis écrivain et j’ai besoin de gagner ma vie. Mais la force d’Internet est d’avoir sorti la gratuité de la sphère privée, on fait des choses gratuitement pour sa famille ou ses amis. Dans la sphère privée, tout se monnaye. Internet a renversé cette tendance. A mes yeux, la littérature n’est pas une question d’argent. Il y a un compromis à trouver entre les deux.

Découvrez les Bouts de ficelle, le nouveau livre de Grégoire Polet publié chez Storylab

Vous pouvez également suivre Grégoire Polet sur Twitter (@gregoirepolet).

Si Grégoire Polet se montre très enthousiaste pour le numérique et son impact sur la création littéraire, tous les auteurs ne partagent pas ce point de vue, nous le verrons la semaine prochaine avec une autre interview d’écrivain belge.

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— Stéphanie Michaux

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Stéphanie Michaux

Digital publishing professional

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