Fanny Barnabé : « utiliser de l’ePub 3 nécessite d’apprendre à créer autrement »

Fanny Barnabé est aspirante au Fonds national de la Recherche scientifique à l’Université de Liège. Après un mémoire sur la narration et les jeux vidéo, elle travaille sur les réappropriations du jeu vidéo par les joueurs, à travers l’analyse des mods, des fanfictions, des speedruns et des machinimas.

Dans votre mémoire, vous développez la notion d’univers fictionnel. Pouvez-vous la présenter rapidement et pointer ses liens avec la notion de transmédia ?

L’univers fictionnel est une notion qui permet d’envisager la narration non plus sous la forme d’un récit (c’est-à-dire d’une suite linéaire d’événements) mais sous celle d’un agencement d’éléments narratifs ouvert et pluridimensionnel. Ces éléments porteurs d’informations sur l’histoire peuvent être dispersés dans plusieurs niveaux des œuvres (dans le paratexte, par exemple), mais aussi à travers plusieurs œuvres déployées sur divers médias. C’est le récepteur, par la continuité de sa présence, qui organise ces différents indices en une suite cohérente. Par exemple, chaque consommateur se forge sa propre représentation de l’univers fictionnel de Star Wars en fonction des œuvres qu’il choisit d’explorer : a-t-il vu tous les films ? joué à l’un ou l’autre jeu vidéo issu de la saga ? lu un des livres consacrés à cet univers ? etc.

Cette notion comporte donc une parenté certaine avec celle de « transmédia » puisqu’elle permet de ne plus limiter la narration à une seule œuvre mais de l’envisager de manière transversale. En se basant sur le concept d’univers, il est plus facile de comprendre comment se construit une œuvre transmédiatique et de déterminer l’’influence que chaque médium opère sur les fictions qu’il prend en charge (qu’est-ce qu’un jeu vidéo Star Wars apporte de spécifique à l’univers ? comment la publication de livres vient-elle compléter la narration entreprise par la série The Walking Dead ? etc.).

Qu’est-ce que le transmédia apporte à la narration ?

Le transmédia apporte à la narration une évidente richesse et un important potentiel immersif. Comme signalé précédemment, chaque médium apporte à la représentation de l’histoire ses propres atouts, ses formats spécifiques, ce qui permet de détailler l’univers avec plusieurs degrés de profondeur. En outre, le transmédia permet de créer une fiction « sur mesure » puisque chaque consommateur peut s’investir à sa manière dans l’univers : certains voudront tout savoir de l’histoire qu’ils apprécient, en connaître toutes les actualisations, d’autres favoriseront un médium plutôt qu’un autre, etc. Cette forme de narration suscite donc un mode de réception actif (et parfois même créatif) que le chercheur Henry Jenkins décrit en ces termes : « Le storytelling transmédia, c’est l’art de fabriquer des mondes. Pour vivre pleinement un monde fictif, quel qu’il soit, le consommateur doit jouer le rôle de chasseur-cueilleur, toujours à la recherche de bribes et de fragments d’histoire sur les différents canaux médiatiques, comparant ses observations sur des groupes de discussion en ligne, collaborant afin de faire en sorte que toute personne investissant du temps et de l’effort vive, grâce à cela, une expérience de divertissement plus riche »[1]. Ainsi, pour comprendre intégralement l’histoire racontée par le jeu vidéo Portal, le joueur devra faire la démarche d’aller consulter la bande dessinée LAB RAT, qui livre un éclairage neuf sur certains mystères rencontrés au fil de la partie.

Toutefois, pour qu’une fiction transmédia atteigne son plein potentiel, il importe que celle-ci soit pensée comme un tout dans lequel chaque texte vient apporter une contribution significative. Il ne s’agit donc pas – comme le souligne Jenkins – d’une simple adaptation d’un même contenu sur différents médias, mais d’une fiction globale divisée en plusieurs fragments qui tous envisagent l’histoire depuis une perspective nouvelle. Cette nuance permet de distinguer, par exemple, les adaptations des livres Harry Potter en films et en jeux vidéo (qui n’ont subi que les modifications nécessaires au passage d’un médium à l’autre) de réelles construction transmédiatiques telles que Matrix (où chaque œuvre exploite des pans inédits de l’univers).

Le format ePub 3 semble extrêmement prometteur pour le récit transmédiatique. Pourtant, peu d’œuvres l’exploitent réellement, excepté comme vitrine technologique. Pourquoi, d’après vous ?

Les contraintes de création liées à ce format sont directement liées aux particularités du transmédia que je viens d’évoquer. En effet, pour exploiter les possibilités techniques de l’ePub 3 de manière riche et convaincante, il importe de penser dès le départ son œuvre comme un produit transmédiatique. Il ne suffit pas, en d’autres termes, d’enrichir un livre en le recouvrant d’une « couche » de multimédia (en y ajoutant des images qui n’auraient valeur que d’illustration, par exemple) : il s’agit plutôt de concevoir son œuvre comme un ensemble plus large, englobant tous les supports, et dans laquelle chaque médium serait exploité de manière spécifique. L’utilisation de l’ePub 3 nécessite donc d’apprendre à créer autrement, ce qui n’intéresse pas nécessairement tous les auteurs.

Comment envisagez-vous la frontière entre les œuvres transmédiatiques à vocation livresque et les jeux vidéo ?

L’écriture transmédiatique rejoint les préoccupations de certains jeux vidéo actuels, qui tentent d’explorer des formes de récit moins fondées sur les compétences du joueur que sur les richesses formelles du médium : je pense notamment aux point-and-click (des jeux d’aventure où toute l’interaction repose sur l’utilisation de la souris) tels que The Walking Dead (Telltales Games, 2012), qui sont à la frontière entre le jeu vidéo et le film interactif, ou encore au récent The Stanley Parable (Galactic Cafe, 2013), qui constitue une mise en scène des contraintes que l’interactivité opère sur la narration (tout le principe ludique repose sur un conflit entre l’avatar et la voix off qui sert de narrateur à l’histoire). Ces jeux sont donc, tout comme l’ePub3, l’occasion d’interroger les possibilités offertes par la narration interactive.


[1] Jenkins Henry (2006), trad. par Christophe Jaquet, La culture de la convergence: Des medias au transmédia, Paris, Armand Colin, pp. 40-41.

— Vincianne D'Anna

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