Rencontre avec des lecteurs numériques

Les acteurs du livre numérique 2/5 | Nous évoquions déjà dans un précédent article les principales caractéristiques du lecteur numérique à l’échelle mondiale : généralement jeune, diplômé et résidant dans des zones urbaines, il envisage de plus en plus la lecture à travers un prisme social, en interaction avec ses pairs. Dans le cadre d’une série d’articles sur les différents acteurs de la chaîne du livre numérique, Lettres Numériques se penche aujourd’hui sur le lecteur numérique francophone, l’analyse de ses pratiques de lecture et les raisons qui l’ont poussé à se tourner vers le format digital. Sans nulle prétention scientifique, nous avons surtout cherché à travers quatre entretiens à mieux comprendre quelques-uns de ces nouveaux lecteurs : femmes ou hommes, jeunes ou moins jeunes, ils nous expliquent leur rencontre avec la lecture numérique et les rapports qu’ils entretiennent avec l’ebook.

La rencontre avec le livre numérique : une motivation avant tout pratique

 Martine, 64 ans, se décrit comme « livrophage ». Lorsqu’elle travaillait encore, la jeune retraitée passait beaucoup de temps dans les transports, et elle a toujours aimé voyager : c’est pourquoi elle s’est décidée en faveur du livre numérique, il y a quelques années, pour des raisons pratiques. En effet, ce support représentait à ses yeux un véritable gain de place et de poids : « Une liseuse de 200 grammes peut contenir 3 000 livres, c’est top pour les bagages. » Autre avantage de taille : la possibilité de grossir les caractères lorsque la vue baisse.

Paulette, ancienne institutrice et grand-mère de 73 ans, « lit tous les jours, tout ce qui [lui] tombe sous la main ». Sa rencontre avec le livre numérique remonte à quelques années, lorsqu’une amie lui a proposé de télécharger sur son ordinateur plus de 2 000 livres : « Mon mari en avait marre de se coltiner, à chaque départ en vacances, des caisses de bouquins. De plus, comme, quand le livre me plaît, je ne le lâche qu’une fois terminé, ma passion me coûte cher. Je me suis dit que ce serait une économie ! »

Benoît, 42 ans, travaille à la stratégie commerciale pour le compte d’un grand groupe d’informatique et lit un à quatre livres par mois. De formation artistique, il a conservé une affinité particulière pour la création et les mondes imaginaires. Lorsqu’il évoque les lectures « qui l’ont amené vers les mondes écrits », son penchant pour les séries, dans des genres très différents, apparaît nettement : parmi ses coups de cœur, il cite les 21 volumes de la série originale du Club des cinq (Enid Blyton), 5 volumes retraçant la vie de Ramsès (Christian Jacq), ou encore les deux premiers cycles de L’Assassin royal de Robin Hobb. Des formats qui se prêtent bien à la lecture sur liseuse ! C’est un peu par hasard qu’il est tombé dans la lecture numérique, « pour essayer ». « De base, j’étais un peu réfractaire au principe, de peur de perdre en confort de lecture en passant du papier à l’écran. Il s’est avéré qu’il n’en était rien : le gain de place dans le stockage des livres, le poids et la possibilité de régler la taille de la police de caractère ont fini par me convaincre. »

Frédérique Malignon, 32 ans, coordinatrice des événements pour la librairie Filigranes et éditrice indépendante, est une lectrice assidue. Ses genres favoris en numérique : les romans en anglais, les livres de psychologie, la littérature érotique et les classiques libres de droits. C’est à l’occasion d’un anniversaire qu’elle a reçu sa première liseuse. « J’ai principalement utilisé ce format en vacances et en habitant dans un endroit reculé où je n’avais pas accès à une librairie. »

Sur quel support ?

Tous les lecteurs numériques interrogés ont fait l’acquisition d’une liseuse. Paulette s’est fiée à l’avis de son mari : après une étude de marché, celui-ci a opté pour une liseuse Kobo. Il en va de même pour Martine, qui a préféré le fabricant canadien au Kindle, la liseuse d’Amazon, « pourtant plus utilisée ». Les raisons de ce choix ? Kindle ne lit pas le format ePub, qui est le plus répandu, et fonctionne avec son propre format fermé, le MOBI. Le seul inconvénient, minime à ses yeux : cela oblige à convertir les livres numériques achetés sur Amazon, « ce qui se fait cependant sans problème grâce à un gestionnaire de bibliothèque du type Calibre. » Benoît utilise également une Kobo : « Au départ, j’utilisais un support Arcos, trop proche d’une tablette, donc avec trop de consommation d’énergie, un écran forcément rétroéclairé et une ergonomie tactile qui fonctionnait mal. » Pour le jeune homme, « la Kobo représente le meilleur rapport qualité-prix du marché, sans souffrir de la limitation aux bibliothèques Amazon d’un Kindle. » Quant à Frédérique, c’est une inconditionnelle du Kindle pour deux raisons principales : « L’accessibilité des titres et la possibilité d’y mettre facilement des PDF. »

De nouvelles pratiques de lecture

Pour tous les lecteurs en numérique, ce sont bien sûr les avantages pratiques et techniques de la lecture numérique qui président au choix de la lecture digitale. Ils évoquent notamment la possibilité d’agrandir les caractères à leur convenance, le rétroéclairage « pour ne déranger personne et lire dans des endroits sombres », la « matité de la liseuse qui ne fatigue pas les yeux ». Pour Paulette, la liseuse est aussi plus facile à transporter et ne s’abîme pas, ce qui lui permet de lire plus facilement dans des lieux comme une salle d’attente ou un train. Tous nos lecteurs passent du papier au numérique sans problème, comme le déclare Martine : « Il m’est même arrivé de commencer un livre papier et de poursuivre ma lecture sur liseuse puisque je partais. » Elle a toujours sa liseuse sur elle, ce qui lui permet de « lire n’importe où dès qu'[elle a] un moment de libre ou d’attente ». Pour elle, « le livre est plutôt réservé à la maison bien douillettement vautrée sur le canapé ». Pour Frédérique, l’utilisation de la liseuse a une visée bien spécifique : elle lui permet d’abord de lire davantage en anglais, « car le dictionnaire intégré facilite sa lecture », mais aussi de consulter les manuscrits qu’elle reçoit dans le cadre de son travail d’éditrice indépendante.

Si le numérique permet à nos lecteurs de lire des « romans libres de droits qu’ils n’auraient probablement pas achetés même à prix réduit » et de se diriger vers des titres « plus légers », il semblerait que la lecture au format numérique ne favorise pas l’appétence pour un genre littéraire plutôt qu’un autre, de même que l’adoption de cette nouvelle pratique n’a pas signifié l’abandon du livre papier. Pour Paulette, le livre papier est un « objet sacré » qu’il n’est pas question de délaisser : « Ouvrir un « vrai livre » reste un instant de grâce qu’[elle] ne retrouve pas avec les ebooks. » Quant à Benoît, si sa consommation d’ebooks a pris le pas sur celle des livres papier, ceux-ci restent essentiels à ses yeux : « Je garde un certain rapport particulier pour le papier et l’objet-livre. » Frédérique confirme : « Je préfère la lecture papier, car on sait où l’on se trouve dans sa lecture en cours de route. Je trouve ça également plus confortable, moins fatigant pour les yeux et j’annote mes livres papier. »

Acquisition et recommandation des livres numériques 

Paulette n’a encore jamais acheté de livres numériques : une amie lui a téléchargé 2 000 livres sur sa liseuse, réserve dans laquelle elle continue de puiser ses lectures. Elle n’a pas cessé, en parallèle, d’acheter des livres papier. Elle estime « que donner 20 EUR pour lire un livre, c’est normal, alors que donner le même prix pour avoir la possibilité de le lire sur un écran » revient bien trop cher. Elle ajoute : « J’ai la même attitude en ce qui concerne les DVD de films ou séries alors qu’un film m’apportera 2 heures de plaisir, comme le livre s’il est de longueur moyenne. »

Martine, quant à elle, acquiert ses lectures sur les plateformes habituelles de vente en ligne, et notamment via Amazon, qui a pour elle l’avantage de proposer des ebooks à petits prix et de permettre de découvrir des premiers romans, encore jamais publiés ailleurs. Elle utilise aussi Facebook pour obtenir des recommandations : il arrive en effet que de jeunes auteurs la contactent via le réseau social pour présenter leurs livres papier ou numérique.

Benoît, en tant que grand fan de fantasy, se renseigne via les forums français et anglo-saxons sur les séries en cours ou celles qu’il lui reste à lire. Quant aux canaux d’achat, il choisit en général les petits sites d’achat tels que Feedbooks « par conviction, même si l’accessibilité des magasins intégrés aux tablettes reste toujours une tentation forte par souci de praticité. »

Avec son Kindle, Frédérique passe par Amazon et achète « en numérique les livres qu’elle ne souhaite pas nécessairement avoir dans sa bibliothèque : cela [lui] permet de céder plus facilement à des achats impulsifs. »

Quid du livre audio ?

Nous vous en parlions notamment ici, le livre audio est encore une pratique mineure dans les pays francophones : en Belgique, seuls 10 % des lecteurs numériques ont adopté ce support, et selon une étude de la SNE, 1 Français sur 10 seulement en achète. Les entretiens avec nos quatre lecteurs numériques confirment ce constat. Bien qu’ils n’aient jamais tenté l’expérience, ils s’y montrent relativement peu enclins. Pour Paulette, l’audiobook n’acquerra un intérêt que si sa vue devient trop mauvaise. Benoît n’est pas plus attiré par ce format, trop éloigné selon lui de l’activité de lecture traditionnelle : « La lecture est une démarche active, qui génère un degré de concentration important et aide l’esprit à recréer l’univers, les personnages, les actions décrites… tout en permettant de revenir sur un mot ou un détail de manière précise si besoin. À l’écoute, on est en réception, c’est une démarche passive au même titre que la radio ou la télé qui, par le simple timbre de voix, rajoute un filtre entre le texte et moi… Et qui ne correspond pas à ce rapport d’immersion et d’intimité que je recherche dans un livre. » Quant à Frédérique, c’est la longueur des romans audio qui lui pose souci : « Je ne pense pas en acheter, car la longueur de lecture d’un roman me paraît trop longue. Je ne pense pas avoir une capacité d’attention suffisante pour suivre un livre intégralement en audio. Autrement dit, je préfère les formats courts, tels que les podcasts. » [Pour se faire une idée, un roman de 328 pages comme 1984 de George Orwell, représente en effet environ 11 heures d’écoute, ndlr.] Enfin, Martine explique que le livre audio n’est pas « son truc, car [elle] aime mieux s’évader en lisant », mais reconnaît néanmoins ne pas être contre l’idée d’essayer un jour.

ePub 3 et DRM : un souci d’interopérabilité

L’ePub 3, format enrichi de l’ePub 2, n’a pas encore convaincu le grand public et reste très peu utilisé par les lecteurs qui privilégient exclusivement la liseuse. La principale raison de ce manque d’enthousiasme : la plupart des nouvelles fonctionnalités qu’il propose (audio, vidéo) ne sont pas supportées par la majorité des liseuses. Et c’est aussi le cas de nos lecteurs, qui ne cherchent pas particulièrement à lire dans ce format et à en tirer profit précisément pour cette raison, mais aussi peut-être par manque d’information : Benoît a « probablement déjà lu des livres dans ce format sans trop y faire attention. Lisant sur une vraie liseuse et pas une tablette, [il] avoue n’avoir vu aucune différence. » Quant à Martine, elle n’avait jamais entendu parler de ce format avant l’interview, mais elle estime qu’il « ne la concerne pas », puisqu’elle ne lit que sur liseuse…

En ce qui concerne la DRM Adobe, ce système de verrouillage des livres numériques contesté, elle semble de moins en moins utilisée par les plateformes de vente en ligne et ne pose pas particulièrement problème à nos lecteurs. Benoît explique : « Il est arrivé au tout début que je me retrouve avec un livre protégé par un DRM adobe et qu’il fallait charger sur sa liseuse via le site Adobe, mais depuis je passe par un vendeur dont le principe est basé sur la confiance, les livres n’ont pas de DRM. » Cependant, les personnes interviewées sont des lecteurs sur liseuse expérimentés, et les différentes manipulations auxquelles doit procéder Martine pour lire ses ebooks pourraient paraître fastidieuses aux yeux d’un novice, au risque de le décourager : si elle n’a aucune difficulté sur les sites de la Fnac, Amazon, ou autre, car les livres « arrivent directement dans [s]on répertoire Kobo, Kindle ou par mail si c’est sur un autre site », le processus se complexifie dans d’autres cas : «  Pour les achats sur Amazon qui sont au format Amazon, AZW [l’une des trois extensions des fichiers Kindle avec .mobi et .prc], je les télécharge dans le logiciel Calibre, ce qui me permet de les convertir au format ePub et d’enlever le verrou DRM pour pouvoir les partager. Ensuite, je branche ma liseuse sur mon ordi et je n’ai plus qu’à les faire glisser dans ma liseuse à partir de Calibre. » Autre problème de ce verrouillage, souligné par Martine : « [il] n’autorise qu’un seul lecteur et j’aime partager ; si on peut prêter ou donner un livre, pourquoi pas un ebook ? »

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— Elisabeth Mol

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