Quels liens entre musique et édition numérique ?

À l’heure où les termes d’industries culturelles et créatives sont de plus en plus utilisés et désignent entre autres les secteurs de la musique et de l’édition numérique, d’aucuns pourraient s’interroger sur les liens entre ces deux industries. Quelles similitudes y a-t-il entre ces secteurs ? Ont-ils connu un même développement ou leurs modèles respectifs sont-ils, au contraire, fort éloignés ? Un regard sur les vingt dernières années permet de mettre en lumière des développements économiques similaires, mais une consommation culturelle différenciée.

Qu’ont en commun le secteur de la musique et celui de l’édition ? Ces deux industries culturelles et créatives ont vu, au cours des vingt dernières années, leur produit créatif physique (le disque pour la première, le livre papier pour la seconde) se transformer en produit numérique, intégré à des chaînes de valeur également renouvelées. De support physique à support numérique, d’économie classique à économie de l’accès, le business model de la musique a en effet été disrupté en 2003 par Napster, site Internet pionnier du téléchargement de fichiers musicaux MP3 (pour rappel, la disruption correspond à un changement complet de business model au sein d’un secteur). L’industrie musicale a alors brutalement vu sa chaîne de valeur bousculée par la numérisation de ses produits créatifs et les implications économiques qui en découlèrent ont contraint tout le ce secteur à se repenser. L’industrie du livre a, quant à elle, réussi à freiner le développement du numérique, pour éviter un marasme économique dans l’édition papier, et les ebooks côtoient désormais les livres papier dans nos habitudes de consommation culturelle.

Disruptés par le numérique

Les compositeurs et chanteurs contemporains le savent, la clé de voûte du business model du secteur de la musique n’est autre que l’édition musicale. Pour faire éditer son œuvre, un musicien peut proposer ses titres à une maison d’édition, que ce soit à un label indépendant ou aux grandes sociétés d’édition musicale appelées majors (Sony, Universal ou Warner). Si l’artiste signe auprès d’une maison d’édition, cette dernière prélèvera un pourcentage sur les revenus de l’œuvre et gérera les droits d’auteur de l’artiste. D’autres options existent pour le musicien : créer son propre label musical ou la coédition.

Par le passé, suite au contrat signé entre musiciens et labels, la maison d’édition musicale produisait des CD pour les vendre auprès de distributeurs physiques, c’est-à-dire les disquaires. Depuis 2003 et le téléchargement de fichiers MP3, les maisons d’édition musicale travaillent avec les distributeurs digitaux que sont Apple Music, Spotify, Deezer (services de streaming et de téléchargement sur Internet), pour vendre en ligne des produits créatifs numérisés. YouTube Music vient d’ailleurs de faire son apparition sur le marché de la distribution payante musicale en ce mois d’août 2018. Filiale de Google, YouTube peut offrir aux distributeurs une connaissance accrue de ses utilisateurs et du public cible, grâce aux données récoltées en ligne. Avec le début de l’économie de l’accès (œuvre numérisée en accès sur Internet sans que cela prive un autre utilisateur de la consommation du produit créatif), la part des marchés des majors a ainsi fort diminué, au profit d’Apple Music, puis Spotify et Deezer. Les majors ont été disruptés et aujourd’hui, la valeur de marché des géants du Net est nettement plus élevée que celle de n’importe quelle maison de disque.

deezer

Du côté de l’édition de livres, les premiers ebooks ont fait leur apparition au début des années 2000. C’est en 2007, avec le lancement de la liseuse électronique Kindle d’Amazon, que la nouvelle chaîne de valeur de l’édition de livres prend forme. Les maisons d’édition ont ainsi eu la possibilité de développer une activité numérique parallèle en travaillant avec des distributeurs de livres numériques, qui se chargeaient ensuite de mettre les titres en vente sur des plateformes de téléchargement telles qu’Amazon, Kobo, Google Play ou Apple Books. Là aussi, les produits créatifs ont été numérisés et sont aujourd’hui accessibles en ligne. Cependant, les maisons d’édition de livres ont fait pression pour maintenir une activité papier majoritaire, par peur de la voir cannibalisée par l’édition numérique. Comme l’expliquait un article du New York Times paru en 2014, les grands groupes de l’édition se sont en effet unis dès le début des années 2010 pour faire du lobby afin que le prix de l’ebook reste élevé : de sorte que le public s’est toujours montré frileux à l’idée de débourser une somme conséquente pour un bien non tangible et n’a jamais adhéré pleinement à ce format, conservant par ailleurs un véritable attachement au papier. Une grande majorité de livres est donc encore vendue en version papier, par le biais des distributeurs physiques classiques, à savoir les librairies.

Le point de vue des artistes

Le dilemme que rencontrent les artistes musiciens indépendants aujourd’hui est de signer ou non avec un label, ou un major. La même question peut se poser pour les écrivains : faire appel à une maison d’édition ou se lancer dans l’autoédition ? Nous vous avions déjà donné quelques pistes de réflexion ici. Un écrivain, en signant avec une maison d’édition, aura accès à un large réseau de lecteurs, à une communication déjà établie et peut-être la possibilité de voir son œuvre adaptée au cinéma. Cependant, il faut pour cela accepter de déléguer la gestion de ses droits d’auteur à un intermédiaire. Le dilemme est similaire pour les musiciens : travailler avec un label ou un major permet par exemple de produire de la musique de film et l’œuvre rencontrera peut-être plus facilement son public. En retour, il faut abandonner ses droits d’auteur et la maison d’édition perçoit un pourcentage. Certains décident de faire cavalier seul et de créer leur propre société d’édition musicale pour protéger leur œuvre. À l’instar des écrivains qui optent pour l’autoédition, un musicien peut désormais collaborer directement avec les distributeurs comme Spotify, sans devoir passer par un intermédiaire.

La question qui se pose alors, tant pour les musiciens que pour les écrivains, est : comment se démarquer en tant qu’artiste s’il n’y a plus d’intermédiaire ? Les maisons de disque et les maisons d’édition de livres peuvent juger du potentiel d’un artiste, mais comment rencontrer le succès si l’on décide de ne pas faire appel à des intermédiaires ? Il s’agira de combiner la qualité de l’œuvre, la rencontre avec son public et, aussi, d’avoir un peu de chance. L’aspect qualitatif est important, mais le choix des prestataires partenaires est également décisif.

spotify

Une consommation différenciée

Enfin, notons qu’il existe cependant quelques différences notoires entre les secteurs de la musique et du livre. Premièrement, l’industrie du livre ne connaît pas les festivals et tournées propres à l’industrie musicale, et qui constituent une activité très lucrative pour le musicien. Certains artistes sont producteurs de leur propre tournée, ce qui leur permet de réinvestir immédiatement les revenus générés par les concerts dans leur activité d’édition musicale. Ensuite, le temps de consommation est totalement différent, ainsi que la façon de consommer ces produits créatifs. Un titre musical s’écoute en moins de cinq minutes, souvent en groupe ou en soirée, tandis qu’un livre se lit en plusieurs jours ou plusieurs semaines, seul. Cependant, comme nous en parlions déjà ici, l’écriture et la lecture interactive pourraient changer la donne et faire de la lecture une activité sociale ; tout comme les audiobooks, que les utilisateurs peuvent écouter ensemble.

En conclusion, les industries créatives de la musique et du livre ont été bousculées par la numérisation de leurs produits, mais à des rythmes différents. La musique et le monde du CD ont connu un véritable marasme économique, tandis que le monde de l’édition papier, Hachette en tête, a volontairement freiné le passage au numérique, afin de maintenir une rentabilité dans la production de livres papier. Les artistes, musiciens ou écrivains, connaissent en revanche les mêmes dilemmes et les maisons d’édition, tant musicales que de livres, ont gardé un rôle déterminant dans les nouvelles chaînes de valeur de ces industries.

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— Nathalie Debusschere

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