Rencontre avec Jacques Donguy, poète numérique

Au travers des lunettes des nouvelles technologies, la poésie peut s’appréhender différemment. Afin d’explorer le monde de cette forme de poésie dite « numérique », qui répond à la digitalisation de toutes les sphères de la société et bouleverse les codes traditionnels de la discipline, Lettres Numériques est allé à la rencontre de Jacques Donguy, pionnier en la matière.

Lettres Numériques : Pour commencer, pouvez-vous vous présenter brièvement ?

Jacques Donguy : J’ai commencé quand j’avais 20 ans à ne pas comprendre la poésie blanche, alors que l’on vivait dans la société de consommation, avec la publicité, les médias, l’industrialisation, et j’ai donc inventé une poésie par collages dans une minuscule plaquette dont des extraits se sont retrouvés dans une anthologie chez Seghers qui a eu beaucoup de succès. Sinon, j’ai fait des études classiques (latin, grec), un mémoire avec Jeanne de Romilly sur « l’idée de liberté dans les dialogues politiques de Platon » où je montrais que le mot même de liberté n’existait pas chez Homère et était apparu plus tard. J’ai créé une galerie, un lieu alternatif d’art contemporain dans les années 1980 qui a inauguré le quartier de La Bastille à Paris comme quartier d’art et qui a débuté par un festival de performances. Je me suis toujours intéressé aux technologies, fax-art, échanges slow-scan, copy-art, vidéo évidemment, c’était l’époque, mais aussi très tôt, en 1984, à une exposition gérée par un Apple II C. J’ai aussi, après avoir passé une thèse avec Michel Décaudin, enseigné à Paris I Saint-Charles pendant dix ans. Et actuellement j’anime la revue Celebrity Cafe.

Qu’est-ce que la poésie numérique ?

Quand il y a eu les premiers ordinateurs portables en 1983, mon idée a tout de suite été de publier sur écran au lieu de publier sur papier, et puisque l’ordinateur est une machine automatique, de se dire que le texte ne doit pas s’arrêter, d’où l’usage de l’aléatoire (le hasard mallarméen ?). Sauf accident mécanique ou vital, la pensée ne s’arrête jamais. Donc l’ordinateur permet une écriture au plus près de la vie. Mais bien sûr, c’était ma démarche personnelle, et chaque poète numérique a eu une démarche différente. Jean-Pierre Balpe a développé la génération de texte, Augusto de Campos des objets typographiques numériques dans la lignée de la poésie concrète, Eduardo Kac des poèmes typographiques en 3D qu’il faut explorer, etc.

En quoi est-ce que la poésie numérique se distingue de la poésie académique ?

Pour moi, il y a la poésie typographique qui fonctionne à travers la technologie de l’imprimerie, les caractères mobiles en ligne, et la poésie qui utilise, au lieu de la technologie du livre, bien analysée par McLuhan, les technologies informatiques permises par l’ordinateur. Du carcan de la pensée formatée par la mise en ligne (en ordre ?) de la pensée, Verlaine en était conscient dans son Art poétique, Rimbaud aussi dans son sonnet Voyelles et Baudelaire, à travers son sonnet Correspondances. Mais il s’agit toujours de poésie, c’est-à-dire d’un art du langage, aux frontières comme « art » des arts plastiques, ici arts numériques, ou de la musique, ce qu’elle était à l’époque d’un Arnaud Daniel.

Quelles ont été vos influences en termes de poésie expérimentale ?

Il faut ici citer Apollinaire qui dit dans sa conférence sur l’Esprit nouveau en 1917 que les poètes doivent désormais « machiner la poésie comme on a machiné le monde ». Il cite ensuite « le phonographe et le cinéma » qui ajoutent le mouvement à l’art. Je suis devenu un, sinon le spécialiste des poésies expérimentales internationales à travers ma thèse et ce livre de 400 pages aux presses du réel : Poésies expérimentales – Zone numérique (1953-2007), 2007 étant la date de parution du livre, l’idée étant surtout de ne pas faire une anthologie, mais un livre ouvert sur le futur. Aujourd’hui, les influences, ce sont plutôt des réseaux internationaux, à commencer par Augusto de Campos, dont je suis le traducteur (aux presses du réel, Poètemoins, et le numéro 3 de la revue Celebrity Cafe, « Autre ») et qui vient d’avoir en 2017 le grand prix Janus Pannonius de poésie à Budapest ; et Eduardo Kac aux États-Unis qui vient de créer un poème en apesanteur dans l’ISS avec Thomas Pesquet, l’astronaute français.

Pourquoi intégrer les technologies digitales à la poésie ?

Il s’agit simplement, comme Apollinaire, l’ami de Picasso, le disait au début du XXe siècle, d’utiliser les technologies d’aujourd’hui. Ce qui n’exclut évidemment pas la typographie, comme on le voit dans les plus beaux poèmes d’Augusto de Campos, une des dernières grandes figures de la Welt Literatur au sens de Goethe, comme Fatigue des métaux ou Sem saida. Une de mes dernières créations, qui date de mai 2019, est un poème en réalité virtuelle, donc en 3D et en mouvement, VR SPACE.

Le livre papier détient-il encore sa place dans la poésie numérique ?

Il n’y a pas d’opposition. Dans mon livre Pd-extended 1 poésie numérique en Pure Data aux presses du réel en 2017, il y a 80 pages de captures d’écran, le reste du livre étant tous mes textes théoriques parus dans revues, catalogues, et ici réunis. C’est-à-dire que l’ordinateur fournit aléatoirement bribes de texte, images, très courtes séquences vidéo, et je fais une saisie écran de telle ou telle image selon des critères esthétiques. Ce qui justifie la publication sur papier. Et le livre aujourd’hui est fait avec des logiciels, InDesign par exemple, et c’est un fichier numérique transmis à l’imprimeur par Internet. Les technologies, ici pour le livre celle de l’imprimerie, se superposent et ne s’éliminent pas.

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— Victoire Dunker

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