Rencontre avec Éric Guichard, philosophe de l’Internet et du numérique

À l’occasion de sa contribution lors du festival APREM, trois journées d’échanges et de réflexion autour de la domination des algorithmes dans nos sociétés actuelles, Lettres Numériques est allé à la rencontre d’Éric Guichard, philosophe spécialiste en la matière.

Les 14, 15 et 16 novembre derniers avait lieu le festival APREM ; des rencontres, échanges et réflexions sur le développement numérique autour d’un thème de société. Cette année, le sujet soulevé était la domination des algorithmes et la manière dont ces derniers façonnent les réalités individuelles et confortent la domination de certaines catégories d’individus. Un des intervenants contribuant à la réflexion était Éric Guichard, dont le travail a suscité l’intérêt de Lettres Numériques.

Lettres Numériques : Pouvez-vous vous présenter brièvement ?

Éric Guichard : Plongé depuis 1992 dans l’Internet, que j’ai fait découvrir au département de sciences sociales de l’Ens (École normale supérieure), j’analyse le numérique avec une perspective anthropologique et philosophique. Car ce numérique, qui renvoie principalement aux ordinateurs en réseau et désormais à d’autres objets comme les téléphones et les liseuses, s’interprète aisément comme une nouvelle forme d’écriture, entendue comme technique. C’est ici l’apport de l’anthropologie, avec Goody, qui nous appris à voir l’écriture comme une « technologie de l’intellect » : un ensemble de savoir-faire, de recettes, qui se socialise lentement, qui se sédimente et qui nous invite à nous interroger sur ses articulations avec la pensée. Or des philosophes matérialistes et proches des mathématiciens, comme Dagognet, Granger et Parrochia, montrent que l’acte de penser est lié au calcul : un ensemble de recettes et de techniques. Dans mes enseignements, je détaille ces approches et les rends concrètes, en invitant mes étudiants à utiliser Linux, à écrire avec LATEX, à rédiger des scripts qui les rendent à l’aise avec l’écriture contemporaine et leur font découvrir des méthodes robustes pour les sciences humaines et sociales. Je poursuis mes recherches au sein du laboratoire Triangle et de l’institut des systèmes complexes de la région lyonnaise (IXXI), en précisant ce qu’est une culture de l’écrit numérique et en analysant les rapports de pouvoir associés.

Quelle a été votre contribution lors du festival APREM en novembre dernier ?

J’ai montré que les Gafam sont les nouveaux maîtres de l’écriture numérique et qu’ils en abusent grandement, en rendant difficile l’édification d’une culture de l’écrit autonome, en accumulant énormément de données à notre sujet (des flux de textes que nous laissons filer) et en profitant de leur compétence scribale pour mieux nous vendre. Ensuite, je proposais des solutions pour éviter de tels monopoles et ces captations de nos identités. Ces solutions sont juridiques (poursuivre le travail entamé avec le RGPD) et concrètes (boycott des Gafam, utilisation de logiciels libres, etc.). Enfin, je montrais que leurs surprenantes capacités s’appuient sur des méthodes classiques, typiques des meilleures universités d’hier et d’aujourd’hui : l’érudition, l’interdisciplinarité, la culture de l’écrit. J’ai insisté sur le fait que le « numérique », si tant est que nous puissions le définir, n’est coupable en rien, mais que la critique de ses accapareurs n’empêche pas une estimation raisonnée de leurs forces et compétences. Ni des nôtres : nous pouvons aisément nous réapproprier l’écriture numérique, que nous soyons chercheurs ou non, et nous aussi pouvons écrire le monde avec nos propres valeurs morales si nous nous impliquons dans cette nouvelle culture de l’écrit.

Pourquoi avoir octroyé une telle place au numérique dans vos recherches ?

Quand j’étais enseignant-chercheur à l’Ens de la rue d’Ulm, j’avais quelques succès en combinant problématiques des sciences sociales et méthodes informatiques. Certains étaient jaloux de mes réussites et me traitaient de technicien. En même temps, je voyais comment les méthodes nourrissaient des approches théoriques : la cartographie alimente celle de territoire, l’histoire quantitative de l’immigration invite à penser l’articulation entre outillage d’une discipline et son épistémologie. J’ai donc exploré les liens entre pratique et concept, entre technique et pensée. Par ailleurs, j’ai fait le choix de théoriser très tôt l’Internet, en compagnie des amis avec qui j’ai fondé l’équipe Réseaux, Savoirs & Territoires. Du coup, cette combinaison d’informatique, de réseaux, de technique et de savoirs est devenue un questionnement que nous abordions de façon pratique et appuyée sur l’érudition. Les anthropologues et philosophes précités m’ont alors permis d’approfondir ce que la nouvelle écriture (nouvelle, car élaborée depuis à peine un siècle, et toujours en devenir) faisait à la pensée, et réciproquement ; et de repérer des invariants historiques qui dépassent l’idée de révolution pour interroger la dimension technique de notre pensée. C’est facile, car nous vivons aujourd’hui deux régimes de littératie (celui du numérique et celui de l’imprimé), que nous pouvons comparer.

Quelles sont, selon vous, les valeurs qui structurent le numérique aujourd’hui ? À vos yeux, la technique est-elle neutre ?

Ces questions sont complexes, car elles obligent à préciser le contexte social et politique de toute technique et, dans une certaine mesure, ce qu’une technique n’est pas. La technique est notre habit, elle est bien plus proche de la culture que nous le croyons. Elle n’est pas neutre, car nous y investissons énormément de valeurs morales. Ces points sont attestés anthropologiquement comme philosophiquement. La technique est aussi un levier politique important, et en même temps déborde son statut d’outil pour arriver à une fin. Nous le voyons avec l’écriture : plus qu’un moyen pour penser mieux, c’est un cadre pour notre pensée. Le maçon, la truelle et le ciment sont aussi les architectes des palais intellectuels que nous fabriquons, et ils en dessinent les horizons. Dans une société où les lettrés sont peu nombreux, comme au XVIIe siècle ou aujourd’hui, ceux-ci sculptent nombre de valeurs (esthétiques, morales, politiques, etc.) : ils écrivent le monde. Aujourd’hui, les valeurs enchâssées dans le numérique sont celles de leurs propriétaires : essentiellement capitalistes, anti-étatiques, orientées glorification de la propriété privée et en même temps du communautarisme. Nous le voyons avec le mythe de la start-up nation. Mais cela peut changer assez vite, si la maîtrise de l’écrit numérique se diffuse. Déjà, les formes contemporaines du féminisme et de l’écologie nous viennent de Californie, où vivent tant de lettrés du numérique.

Qu’est-ce que le déterminisme de l’innovation ?

C’est une croyance, qui affirme que les nouvelles techniques vont transformer la société. Rien ne justifie rationnellement sa diffusion, qui nous interroge sur nos désirs d’articuler ce que nous croyons relever de la rationalité (nous disons souvent que la technique est une application de la science) avec des irrationalités profondes. Au mieux, le déterminisme de l’innovation signale notre profonde incapacité à penser la technique. Ce fait, universel, est finalement assez jubilatoire.

Ailleurs sur Lettres Numériques :

Retrouvez Lettres Numériques sur TwitterFacebook et LinkedIn.

— Victoire Dunker

Share Button