Stephen Belfond, fondateur des éditions i- Gutenberg

Entretien avec Stephen Belfond, fondateur des éditions i- Gutenberg

Nous voyons apparaître depuis quelques mois des maisons d’édition « pure player ». Définiriez-vous ainsi i-Gutenberg ? Et, à votre avis, quelle place les auteurs peuvent-ils prendre dans cette nouvelle chaîne du livre qui se met en place ? En tant qu’éditeur, attendez-vous aujourd’hui des propositions innovantes de contenus enrichis pour une édition numérique, comme vous pouviez naguère rechercher des manuscrits originaux ?
Stephen Belfond : Le positionnement de i-Gutenberg sur le marché de l’édition numérique est un peu particulier. S’il nous est arrivé et s’il nous arrivera encore de publier pour notre propre compte, le cœur de notre métier est d’accompagner les éditeurs “traditionnels” dans la transition d’une partie de leur activité vers le marché – encore balbutiant mais nettement émergeant – du livre numérique “augmenté”. i-Gutenberg est un “pure player” : nous avons abandonné l’édition papier. Néanmoins, et ce point est fondamental pour nous, nous sommes dans une logique de partenariat, et non de concurrence avec les éditeurs. L’éditeur est un médiateur, sa raison d’être reste et restera les créateurs. Ce qui change, ce sont les supports et les possibilités nouvelles qu’ils permettent. Avec ces merveilleux outils multimédia mobiles, apparus depuis deux ans, de nouvelles compétences sont nécessaires : designers, informaticiens, vidéastes, preneurs de son, etc. C’est un travail d’équipe dans laquelle l’auteur doit trouver une place de “chef d’orchestre”.
Tout reste à inventer. Et c’est exaltant ! Bien entendu, tout nouveau projet, toute nouvelle idée, même folle, sont bienvenus. Mais il faut savoir que l’édition est un métier de “pauvres”. Le chiffre d’affaires total du livre traditionnel en France est inférieur à celui du cognac ! Et pour l’édition augmentée, le problème tient aux coûts faramineux du développement de logiciels. L’économie de l’édition ne permet pas de se lancer dans des aventures financières extravagantes. C’est pourquoi nous privilégions toujours une logique de collections, où les investissements peuvent être amortis sur de nombreux titres.

Vous avez une expérience et une culture d’éditeur « papier », entre guillemets. En quoi le numérique change-t-il l’exercice de votre métier ? Le modèle économique, la chaîne de valeur, sont différents, comment vous positionnez-vous et quelles évolutions, quels développements prévoyez-vous ?
Stephen Belfond : J’ai la chance de connaître les deux mondes : vingt ans dans l’édition en ligne et sept dans l’édition imprimée. Cela présente l’avantage d’être conscient des problématiques et de parler le langage de chacun.
Il y a deux aspects dans le livre numérique :
– La version dématérialisée du livre, qui se lit sur de nouveaux supports. Rien de révolutionnaire dans les usages, sauf que cela implique une redistribution fondamentale du rapport de force entre les différents acteurs.
– Le livre numérique augmenté, qui demande que les éditeurs apprennent de nouveaux métiers, une nouvelle logique économique et partent à la conquête de nouveaux territoires.
Le crédo des éditeurs français : « Il est urgent d’attendre », ouvre un boulevard à de nouveaux acteurs locaux et, surtout, à des intervenants étrangers bien plus ambitieux. Car le véritable enjeu économique me semble là : avec le numérique, le livre entre dans un marché globalisé. Jusqu’à présent, chaque pays, du fait des contraintes de distribution physique des ouvrages, était de facto sanctuarisé. Aujourd’hui, l’Appstore d’Apple, par exemple, permet de toucher tous les lecteurs, toutes les langues, depuis n’importe où dans le monde. Les questions de traduction et de marketing ne pèsent pas lourd. Catastrophe ou opportunité magnifique ?

Versant éditorial, comment concevez-vous un livre enrichi ? Cet enrichissement pourrait-il aller plus loin que l’ajout de l’audio et de la vidéo ?
Stephen Belfond : Si demain le livre numérique homothétique bénéficiait d’une TVA à 5,5 % comme le livre imprimé, devrait-t-on étendre cette réforme au livre numérique augmenté ? Si on me le demandait, je signerais des deux mains, bien sûr. Ce n’est pourtant pas si simple. Quelle est la frontière entre logiciel et livre ? Peut-être que le meilleur point de vue serait non de partir de l’objet, du produit, mais de l’expérience de l’utilisateur. Le livre est le meilleur vecteur de culture et de démocratie au monde. Le livre augmenté répond-il à ce critère ? Notre rôle est de proposer dans les faits une réponse affirmative. Quant aux différents types d’augmentation, ils nous surprendront.

Ne pensez-vous pas que des auteurs, pour ne pas dire les auteurs, pourraient s’emparer davantage un jour des logiciels libres et des réseaux sociaux pour s’auto-éditer. Le cas de Marc-Edouard Nabe et de son roman L’homme qui arrêta d’écrire, est assez emblématique, non ? D’autres, comme Thierry Crouzet commencent à mettre directement leurs livres en vente sur l’iBookstore Apple, à s’entourer d’une petite équipe d’amis compétents pour assurer l’éditing et à assumer eux-mêmes le publishing. En clair : à terme, l’édition numérique ne peut-elle pas remettre en cause l’existence même du métier d’éditeur, ou, en tout cas, en redéfinir le périmètre et les fonctions ?
Stephen Belfond : La numérisation facilite l’auto-publication. Je pense que le phénomène restera toutefois marginal : pas un auteur, même Marc-Édouard Nabe, ne souhaite ni n’a intérêt à se passer de la lecture critique et de toutes les compétences qui font la chaîne éditoriale. La relation éditeur-auteur est un facteur décisif d’une création de qualité. Là où le numérique change la donne, c’est qu’en matière de livre homothétique, l’éditeur, comme je l’écrivais dans une tribune pour Le Monde http://www.lemonde.fr/technologies/article/2010/04/19/livres-numeriques-et-imprimes-identiques-les-editeurs-deviennent-inutiles-par-stephen-belfond_1337079_651865.html], n’a aucune valeur ajoutée. À terme, les auteurs (et leurs agents), pour ce qui est des best-sellers en tous cas, commercialiseront directement la version numérique de leur œuvre, avec une perte sèche pour les éditeurs qui sera fonction de la part de marché prise par l’édition numérique. Le récente polémique Wiley-Random House en est le signe précurseur. Cette problématique récurrente est le meilleur avocat du livre numérique augmenté, qui permet à l’éditeur de retrouver toute sa valeur ajoutée.

Par rapport à votre ancienne maison Gutenberg, qui suivait le circuit traditionnel de la diffusion des livres en librairies, i-Gutenberg met ses livres augmentés directement en vente sur l’App Store. Quel est aujourd’hui votre rapport à la librairie ?
Stephen Belfond : Je crains que la librairie traditionnelle soit la principale victime des évolutions en cours. C’est désolant pour un amoureux du livre. C’est dramatique aussi pour le livre imprimé. Chaque librairie qui fermera sera autant de débouchés en moins pour l’édition, surtout la plus exigeante. Est-ce inéluctable ? Les plates-formes de distribution en ligne mises en place par les principaux groupes éditoriaux, qui y associent peu ou prou les libraires, risquent de ne pas faire grand poids face à Amazon, Google ou Apple. Une piste : réfléchir à un système de subventions, comme celui mis en place avec succès pour la production française dans le domaine du cinéma.

Quel premier bilan tirez-vous des activités de i Gutenberg?
Stephen Belfond : Nous avons passé près de huit mois à essayer d’évangéliser les grands éditeurs concernant l’importance de se lancer dès à présent dans le livre augmenté. Avec un succès modéré. C’est avec la Réunion des musées nationaux, éditeur également, mais dont la vision est plus globale, que la plus importante collection mondiale de livres augmentés est née : 100 livres culturels augmentés, multilingues, sont prévus sur deux ans. Cette collection est d’ailleurs un des quatre projets retenus par le Ministère de la Culture et de la Communication au titre du “Grand emprunt pour la numérisation des contenus culturels, éducatifs et scientifiques”, ainsi que Frédéric Mitterrand l’a exposé le 22 septembre 2010. Le premier titre : Chefs-d’œuvre de Monet – Augmenté, disponible sur iPhone et iPad, accompagne l’exposition Claude Monet, 1840 -1926, aux Galeries nationales du Grand Palais.

Propos recueillis par Lorenzo Soccavo – P.L.E. Consulting

source: Presse Edition

— Clotilde Guislain

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