Quand l’Homme et la machine se révèlent par l’art : récit numérico-poétique d’une rencontre

Aujourd’hui, que l’on en ait conscience ou non, les algorithmes numériques fourmillent dans nos vies : GPS, traitement de textes, applications diverses. Chaque jour, on recourt à leurs services en ignorant pourtant souvent leur fonctionnement, l’idéologie qui les sous-tend, les enjeux qui y sont liés ou encore la provenance des données utilisées pour les entraîner. Et si l’art permettait de les révéler ? Et si leur usage pouvait influencer une démarche artistique et rendre compte de leurs spécificités ? Et si cela permettait de démontrer une forme de complémentarité entre l’Homme et la machine ? Ce sont en tout cas les postulats d’Algolit, auquel nous consacrions un article en mars dernier. En raison de l’intérêt que ces questionnements représentent, nous avons souhaité approfondir le sujet avec l’une de ses fondatrices : An Mertens.

Quelle est la genèse du projet ?

An Mertens : Algolit est un groupe d’artistes issu de l’ASBL Constant. Cette dernière se focalise sur le cyberféminisme, les logiciels libres et les alternatives au Copyright. Nous nous interrogeons  notamment sur l’influence que peut avoir l’usage exclusif de logiciels libres sur nos pratiques artistiques et sur les créations qui en découlent.

Et Algolit, plus particulièrement ?

A.M. : En 2007, j’avais quitté un boulot fixe pour pouvoir me réaliser en tant qu’artiste. J’écrivais un roman, mais j’ai pris conscience que je n’étais pas maître de mon outil de travail : l’ordinateur. Or, à ce moment, Constant et Interface3 (une association qui agit pour la réinsertion des femmes sur le marché du travail) organisaient les rencontres, « Femmes et Locigiels Libres », afin de nous former à l’utilisation des logiciels libres. J’y participais depuis quelque temps quand les premiers m’ont proposé de les rejoindre, avec la question de recherche d’être écrivain dans une infrastructure digitale. Au même titre que les auteurs du début du XXe qui adaptaient leurs textes en fonction des techniques typographiques, j’ai accepté d’expérimenter avec les matérialités du digital. J’ai donc commencé à expérimenter avec certains concepts littéraires, comme le récit sur le net, la notion du droit d’auteur collectif, tellement présente en technologie, la non-linéarité du récit… Une multitude de possibles s’ouvraient. Ensuite, à travers un réseau européen de medialab dont Constant faisait partie, j’ai rencontré l’écrivaine Catherine Lenoble (Nantes/Tours), qui comme moi combinait l’écriture « analogue » avec des expérimentations digitales. Durant quatre jours en 2012, nous avons collaboré avec deux programmeurs intéressés par la littérature, sur les principes de l’Oulipo (partager, commenter, créer ensemble). L’expérience a été si positive qu’on a décidé de la formaliser en créant Algolit.

Six ans plus tard, le groupe a évolué, mais la base reste la même.

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Concrètement, comment se déroulent les ateliers ?

A.M. : Après une période en groupe fermé avec des sessions deux ou trois fois par an, nous avons décidé de les ouvrir à tous et de proposer un atelier une fois par mois. Pratiquement, nous avons identifié des techniques parmi les modèles statistiques d’interprétation du langage et, à chaque rencontre, nous en proposons une. Pour commencer, nous dressons un petit historique de la recette, nous trouvons ensuite un script qui montre le code spécifique à expérimenter et enfin, on invite le groupe à l’appliquer. Si la base est textuelle, il est inhérent à la littérature algorithmique de donner des résultats diversifiés. Les œuvres générées montrent le potentiel pluridisciplinaire avec des outils digitaux, tantôt physiques (performances), analogues, auditives, etc.

Des exemples de réalisations ? Comment les diffuser ?

A.M. : Nous avons par exemple créé un « Bot Opera », avec des chatbots (« des robots qui parlent ») incarnant chacun un auteur ou un musicien. Chaque machine pouvait ainsi se présenter (en reprenant une page de Wikipédia, par exemple), entrer en dialogue avec les autres sur leurs œuvres et le tout formait un genre d’opéra qui se terminait par un grand brouhaha. De plus, les visiteurs avaient la possibilité d’entrer en dialogue avec chaque personnalité et les réponses étaient sensées ou absurdes.

Bien que ce soit récent pour nous, nous aimons la forme de l’exposition. Les réactions diffèrent généralement en fonction de la familiarité avec le numérique, mais aussi de la capacité d’ouverture. Lors de celle de novembre dernier à la Maison du Livre, certains visiteurs « novices » en la matière trouvaient que les travaux comportaient une « force de guérison », qu’ils enrayaient les peurs potentielles liées au développement de la robotique.

À côté de cela, nous restons attachés au livre comme support.  L’évolution permanente générée par ces techniques rendrait chaque exemplaire imprimé unique.

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D’autres idées en cours ou à venir ?

A. M. : Nous allons organiser un workshop au Mundaneum à Mons en octobre prochain (le premier en Wallonie) et un projet d’exposition est en route pour mars afin de développer nos « explorations » (recherches issues de projets antérieurs) en œuvres d’art. Notre focus demeure le « machine learning » (apprentissage automatique).

Finalement, grâce à tous ces projets, le groupe espère « combler le terrain vague » qui existe entre ceux qui développent ces outils, mais n’en délivrent pas le fonctionnement ; les chercheurs qui les étudient (en les rendant  souvent accessibles sur le net), mais dont le discours reste assez technique ; et les médias qui informent le grand public, généralement de manière vague ou superficielle. En ce sens, il s’agit pour Algolit de trouver des formes poétiques (souvent dadaïstes) qui rendent ce nouveau langage lisible par tous, qui en révèlent les potentialités, les enjeux et qui génèrent une forme de complémentarité avec l’être humain. Ou quand allier la rapidité de la répétition et du calcul à l’intuition et à l’intention élargit le champ des possibles, stimule l’imagination.

Pour plus d’informations, consulter le site de Constant ou s’inscrire à la newsletter.

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— Perrine Estienne

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