À cerveau vide, Internet plein ?

Voici une petite année, Nicholas Carr a publié un livre qui a beaucoup fait parler de lui : Internet rend-il bête ? Carr est membre du comité éditorial de l’Encyclopedia Britannica et journaliste pour le New York Times, le Wall Street Journal, le Guardian et le magazine Wired.

Internet rend-il bête ?

Son essai répond par l’affirmative à la question du titre : oui, dit la science, Internet nous fait perdre une part de notre humanité, car quelques bons mois d’usage très régulier de la Toile modifient les connexions nerveuses de notre cerveau, en forçant celui-ci à la distraction continue, en l’empêchant de fixer longtemps l’attention sur un sujet pour l’approfondir (à cause des liens hypertextes et de la surinformation), ce qui entraîne rapidement des difficultés de concentration, un déficit dans le transit vers la mémoire à long terme, un affaiblissement de la réflexion personnelle, et un surcroît de nervosité. De nombreuses et récentes études prouvent à présent que le cerveau, cet organe très plastique, s’adapte très vite à l’usage d’Internet : le surfeur acquiert facilement la capacité de sauter d’une information à l’autre, en triant l’intérêt ou non de celles-ci pour son usage immédiat. Bref, la rapidité s’acquiert au détriment de la réflexion. Le monde de l’écran (multitâche) et le monde de la page (linéaire) sont très différents pour le cerveau : ces deux univers ne le sollicitent pas de la même manière. Pour le cerveau, la lenteur fait sens. Le cerveau a besoin d’un équilibre entre stimuli et repos : or, le fonctionnement de l’écran le maintient dans un univers de stimuli continuels. Pour le cerveau, s’informer n’est pas connaître : la connaissance fait appel à des processus de stabilisation et de digestion de l’information bien plus lents, qui nourrissent aussi bien la réflexion personnelle sur le plan intellectuel que l’affinement de la psychologie, notamment l’élaboration de la capacité d’empathie.

Ces découvertes scientifiques ont une importance fondamentale pour la pédagogie en général et l’apprentissage de la lecture en particulier. Il est à présent évident qu’il faut préserver et promouvoir avec force, la lecture linéaire, lente et continue, de textes longs et complexes, notamment, la lecture d’œuvres littéraires. Et pour ce faire, le codex (livre papier) demeure l’outil idéal.

Il faut lire d’un bout à l’autre l’essai de Nicholas Carr, en fixant… son attention sur la subtile description des modifications à l’œuvre dans les cerveaux humains, et dans les comportements sociaux des individus, à travers l’Histoire. Notamment sa belle réflexion sur l’histoire du travail chez les êtres humains et ses effets sur le cerveau, depuis la préhistoire à nos jours, en passant par les effets de l’invention de l’imprimerie (qui a amplifié et affiné la réflexion et l’échange d’idées propres aux cultures écrites), l’invention de l’horloge (qui a rationalisé notre perception du temps), l’invention de la carte (qui a rationalisé notre perception du territoire), ou la mise en place du taylorisme (travail à la chaîne) à l’époque industrielle, et enfin la création d’Internet puis de Google (dont il faut rappeler qu’elle est d’abord une société qui vend et vit de la vente d’espaces publicitaires sur le web). Carr aborde plus particulièrement le lancement guerrier de Google Books, auquel répond le beau projet de bibliothèque virtuelle élaboré par Robert Darnton et la bibliothèque d’Harvard, associées à de nombreux États dans le monde. Avec acuité et lucidité, Nicholas Carr étudie les modifications que ces inventions ont entraînées pour le cerveau et la psychologie des humains.

Voici quelques extraits de son essai : « Nous ne limitons pas nos forces mentales quand nous stockons de nouveaux souvenirs à long terme, nous les renforçons. Chaque fois que notre mémoire augmente, notre intelligence s’accroît. La Toile est un complément pratique et fascinant de la mémoire personnelle, mais quand on se met à l’utiliser pour remplacer sa mémoire personnelle en court-circuitant les processus intérieurs de consolidation, on risque de vider son esprit de sa richesse.

[…] Qu’est-ce qui détermine ce que nous retenons et ce que nous oublions ? La clé de la consolidation de la mémoire est l’attention. Pour stocker des souvenirs explicites et, tout aussi important, pour établir de nouvelles connexions entre eux, il faut une forte concentration mentale, amplifiée par la répétition ou par une intense mobilisation intellectuelle ou émotionnelle. Plus l’attention est vive, plus le souvenir est vif. […] Si nous sommes incapables de prêter attention à cette information dans notre mémoire de travail, elle ne dure qu’aussi longtemps que les neurones qui la gardent maintiennent leur charge électrique – quelques secondes, au plus. Puis elle disparaît, ne laissant que peu ou pas de trace dans l’esprit. […] Dans ce qui nous distingue des autres animaux, se trouve la capacité de contrôler notre attention. Apprendre à penser signifie vraiment apprendre à exercer un certain contrôle sur sa façon de penser et sur ce à quoi on pense. Cela veut dire être suffisamment conscient et averti pour choisir à quoi vous faites attention et comment vous construisez un sens à partir de votre expérience. C’est à nos risques et périls que nous renonçons à contrôler notre attention. Tout ce qu’ont découvert les chercheurs en neurosciences sur le fonctionnement cellulaire et moléculaire du cerveau humain met cela en évidence. […] De tous les sacrifices que nous faisons quand nous nous consacrons à Internet en en faisant notre média universel, le plus grand pourrait être celui de la richesse des connexions dans notre propre esprit. Il est vrai que la Toile elle-même est un réseau de connexions, mais les hyperliens qui associent des fragments de données en ligne ne ressemblent en rien aux synapses de notre cerveau. Les liens de la Toile ne sont que des adresses, de simples étiquettes de programmes qui amènent l’internaute à charger une page d’information supplémentaire. Ils n’ont en rien la richesse ou la sensibilité de nos synapses. Les connexions du cerveau ne donnent pas simplement accès au souvenir ; à bien des égards ils constituent des souvenirs. Quand nous sous-traitons notre mémoire à une machine, nous lui sous-traitons une importante partie de notre intellect, voire de notre identité. […] Et la mémoire personnelle façonne et soutient la mémoire collective qui sous-tend la culture. Chacun de nous porte et projette l’histoire de l’avenir. Le fait de confier sa mémoire à des banques de données extérieures ne met pas seulement en danger la profondeur et l’individualité du moi. Il menace aussi la profondeur et le caractère distinct de la culture que nous avons tous en commun.

[…] Vidés du répertoire intérieur de notre dense héritage culturel, nous risquons de devenir des individus-galettes – bien aplatis en couche mince quand nous nous connectons à l’immense réseau d’information auquel on accède en appuyant simplement sur un bouton. La culture est plus qu’un agrégat de ce que Google décrit comme l’information du monde. C’est plus que ce qui peut se réduire à un code binaire et se charger sur la Toile. Pour qu’elle garde sa vitalité, il faut qu’elle se renouvelle dans l’esprit des membres de chaque génération. Sous-traitez la mémoire, et la culture se flétrit.

[…] Si on analyse les références dans les articles scientifiques publiés ces dernières années, on assiste déjà à un rétrécissement de la science et du savoir. […] La voie de la facilité n’est peut-être pas toujours la meilleure, mais c’est celle que nos ordinateurs et moteurs de recherche nous incitent à suivre. […] Un des plus grands dangers qui nous menacent quand nous automatisons notre travail mental, quand nous déléguons le contrôle du cours de nos pensées et de nos souvenirs à un système électronique puissant, c’est la lente érosion de notre nature humaine et des qualités qui lui sont propres. En effet : il n’y a pas que la pensée profonde qui ait besoin d’un esprit calme et attentif. Il y a aussi l’empathie et la compassion. »

Alberto Manguel à l’hôpital, avec Don Quichotte

Le fameux auteur d’Une histoire de la lecture, affirme dans un autre livre, Nouvel éloge de la folie : « Je crois qu’il existe une éthique de la lecture, une responsabilité dans notre manière de lire, un engagement à la fois politique et privé dans le fait de tourner les pages et de suivre les lignes. Et je crois que parfois, au-delà des intentions de l’auteur et au-delà des espoirs du lecteur, un livre peut nous rendre plus sages. » Avec intuition, Manguel évoque cette importance de la lecture linéaire (et de la fiction littéraire) mise en valeur par les dernières études en neurosciences.

Dans le chapitre consacré à « La bibliothèque virtuelle » du Nouvel éloge de la folie, Manguel parle de l’importance et des avantages respectifs et actuels de trois types de bibliothèques : la « bibliothèque de pierre et de verre », la « bibliothèque virtuelle », et la « bibliothèque mentale », la plus importante selon lui. « Un texte électronique est une chose, un texte identique dans un livre imprimé en est une autre, et l’on ne peut les interchanger, pas plus qu’une phrase enregistrée ne peut remplacer une phrase enchâssée dans une mémoire individuelle. Le contexte, le support matériel, l’histoire et l’expérience physique d’un texte font partie du texte tout autant que son vocabulaire et sa musique. Au sens le plus littéral, la matière n’est pas immatérielle. […] Et n’importe quel livre ne convient pas à n’importe quelle occasion. »

La « bibliothèque mentale » ? De quoi s’agit-il ? Réponse avec une anecdote éclairante, relatée par Manguel dans son livre : l’auteur se retrouva du jour au lendemain aux services d’urgence d’un hôpital, et on lui expliqua que, vu la gravité de sa maladie, il y était pour un bon bout de temps. Il réfléchit alors : quel livre convenait pour ce séjour ? Il choisit le Don Quichotte de Cervantès. Et d’expliquer son choix : « Don Quichotte est, je l’ai découvert avec soulagement, le choix idéal pour supporter la souffrance. En l’ouvrant à peu près n’importe où, tandis que j’attendais d’être palpé, pincé et drogué, je m’aperçus que la voix amicale du soldat espagnol érudit me réconfortait en m’assurant que tout finirait bien. Parce que, depuis l’adolescence, je n’ai cessé de revenir à Don Quichotte, je savais que je ne me laisserais pas surprendre par les surprises prodigieuses de son intrigue. Et puisque Don Quichotte est un livre qu’on peut lire pour le seul plaisir de son invention, rien que pour l’histoire, sans aucune obligation d’analyser studieusement ses énigmes et ses digressions rhétoriques, je pouvais laisser flotter paisiblement mon esprit dans le courant narratif, à la suite du noble chevalier et de son fidèle Sancho. À ma première lecture de lycéen de Don Quichotte, sous la férule du professeur Isaias Lerner, j’en ai ajouté de nombreuses autres au cours des ans, en toutes sortes d’endroits et dans toutes sortes d’humeurs. J’ai lu Don Quichotte pendant mes premières années en Europe, quand les échos de Mai 68 semblaient annoncer d’immenses mutations vers quelque chose qui n’avait encore ni nom ni définition, à l’instar du monde idéalisé de chevalerie dont l’honnête chevalier est parti en quête. J’ai lu Don Quichotte dans le Pacifique Sud, lorsque je m’efforçais de faire vivre une famille avec un budget misérable insuffisant, en me sentant un peu fou dans cette culture polynésienne étrangère, tel le pauvre chevalier chez les aristocrates. J’ai lu Don Quichotte au Canada, pays dont la société multiculturelle me paraissait sympathiquement donquichottesque de ton et de style. À ces lectures, et à de nombreuses autres, je peux désormais ajouter un Don Quichotte médicinal, à la fois baume et consolation.

Aucun de ces Don Quichotte n’est disponible, bien entendu, dans aucune bibliothèque, sauf celle qui subsiste dans ma mémoire diminuée. […] Toutes les éditions de Don Quichotte publiées à ce jour dans toutes les langues peuvent être réunies – sont réunies, par exemple, dans la bibliothèque de l’Instituto Cervantès à Madrid. Mais mes Don Quichotte à moi, ceux qui correspondent à chacune de mes nombreuses lectures, ceux que ma mémoire a inventés et que mes oublis ont revus et corrigés, ne peuvent trouver place que dans ma bibliothèque mentale. »

Et cette « bibliothèque mentale », que peut s’approprier chaque individu s’il le désire, est sans doute bien pauvre lorsque l’individu en question se borne à surfer, encore et encore, sur Internet, le long de « routes » empruntées par la majorité, et formatées par des moteurs de recherche conçus d’abord pour promouvoir la consommation et la lecture d’un nombre maximum de messages publicitaires.

Un humanisme numérique

Nicholas Carr et Alberto Manguel ne me contrediraient pas : s’il faut demeurer lucide quant aux effets réels (et non rêvés…) d’Internet et des nouveaux types de lectures sur de nouveaux supports, Internet et le virtuel sont, cela va de soi, des outils extraordinaires. Dont les avantages sont mis en évidence ou rappelés dans quelques ouvrages parus récemment.

Pour un humanisme numérique est signé par Milad Doueihi, titulaire de la Chaire de recherches sur les cultures numériques à l’université de Laval au Québec. L’auteur rappelle que les trois humanismes successifs (mis en avant par le penseur Claude Lévi-Strauss), tenaient leurs formes d’objets précis : la redécouverte des manuscrits de l’Antiquité pour l’humanisme aristocratique de la Renaissance, la découverte des objets d’Extrême-Orient pour l’humanisme bourgeois universaliste du XIXe siècle, et enfin une prise en compte globale de la culture (y compris l’oralité) pour l’humanisme démocratique du XXe siècle. L’humanisme évolue donc avec le temps et on peut créer aujourd’hui un humanisme numérique. Le numérique est devenu « civilisation » : il modifie nos regards sur les objets, les relations, les valeurs. Quels sont les bouleversements propres à ce « quatrième humanisme » ? Géographique d’abord, puisque les accès sont instantanés d’un bout à l’autre de la planète ; ensuite l’architecture du savoir est modifiée par l’arrivée d’une culture hybride ; de même pour les liens interpersonnels et « l’amitié en ligne ». Selon Milad Doueihi, les valeurs humanistes sont en crise, en mutation, mais elles ne sont pas menacées.

Dans L’irrésistible ascension du numérique : quand l’Europe s’éveillera, Didier Lombard, polytechnicien, brillant chercheur, notamment à l’origine des premiers satellites de télécommunications français, expose le retard de l’Europe en matière de stratégie industrielle dans le domaine de l’économie numérique, à présent dominée par la Chine et les États-Unis. L’auteur rappelle que les services numériques reposent sur des infrastructures matérielles (réseaux, plateformes). Internet est un méta- mais aussi un méga-continent. Et l’Europe est en train, dit l’auteur, de perdre pied dans au moins trois domaines : le développement des infrastructures à très haut débit, la création de nouveaux services, celle des nouveaux métiers face à des géants comme Amazon, Facebook ou Google. Or l’Europe est très capable d’innover encore, dans les nouvelles infrastructures, et surtout les nouveaux territoires de services, tels l’e-santé, l’e-éducation, etc.

Le numérique et les bibliothèques

Doit-on encore présenter Lorenzo Soccavo, consultant et chercheur indépendant en prospective du livre et de l’édition à Paris, et auteur du premier « Livre blanc » sur ce sujet ? Rappelons ici les grandes lignes de son petit essai De la bibliothèque à la bibliosphère : les impacts du livre numérique dans le monde des bibliothèques. L’auteur y résume bien les questions posées aujourd’hui : l’aspect révolutionnaire du numérique dans l’histoire de l’écrit, la question de l’accès et du partage en expansion, le rôle de la mémoire, le statut de la transmission des connaissances et du savoir, la question du formatage, les trois niveaux nécessaires de la bibliothèque du futur (réel, numérique, virtuel 3D), Google et la culture-spectacle du Mainstream ou l’ère postlittéraire, la bibliothèque planétaire et neuronale (ou bibliosphère). On connaît la formule de Lorenzo Soccavo : « Les bibliothèques sont peut-être solubles dans le web, mais pas les bibliothécaires : il faut des bibliothèques interfacées ».

Regards croisés sur l’Internet, publié à l’Enssib, sous la direction d’Éric Guichard, défend la thèse opposée à celle, qualitative, de Nicholas Carr, à savoir : « L’excès quantitatif » (propre à l’Internet) « stimule la conceptualisation. Il invite à repenser l’organisation des savoirs, à la refonder et parfois de fond en comble. » L’arrivée de l’Internet impose une modification des modes de production de l’écrit, de la pensée et de sa transmission. C’est à un essai de conceptualisation que les auteurs se sont livrés, comme membres de l’équipe « Réseaux, Savoirs et Territoires » de l’École normale supérieure à Paris.

Bibliothèques 2.0 à l’heure des médias sociaux, est une réédition repensée de la version parue en 2009, au Cercle de la Librairie. Cette année-là, le livre veillait à analyser les modes d’appropriation, par les bibliothèques, des technologies 2.0 et des pratiques collaboratives. Dans la version de juin 2012, sous la direction de Muriel Amar et Véronique Mesguich, l’ouvrage présente les terrains des médias sociaux en bibliothèque. Quels contenus créer en ligne ? Quels liens établir entre les systèmes bibliographiques et les services grand public en ligne ? Comment échanger avec les internautes ? Bref, les bibliothèques se trouvent-elles de nouvelles missions : disséminer, rassembler, scénariser ?

Le livre décrit d’abord les profils des « acteurs du domaine » : finalement, que sont Facebook, Google ou Wikipédia ? Différents cas d’application sont ensuite racontés et analysés : la Bibliothèque nationale d’Espagne sur Facebook, l’expérience toulousaine de présence sur Flickr, etc. Mais ces nouveaux médias sociaux n’impliquent pas seulement des collaborations avec les usagers des bibliothèques : elles initient aussi de nouveaux types d’échanges entre bibliothèques ou avec des structures voisines comme les secteurs de l’éducation, de la recherche, du patrimoine, etc.

L’imaginaire et l’animation, en convoquant les grands mythes !

Voilà un livre de qualité à propos de l’animation en bibliothèque : Pour une médiathèque de l’imaginaire : une alternative à l’utopie gestionnaire, est signé par Bruno Dartiguenave aux Éditions du Cercle de la Librairie. L’animation et l’expression culturelle en bibliothèque semblent beaucoup moins développées en France, alors qu’elles sont très bien installées en Belgique.

Partant du constat que la gestion hyper-rationalisée des bibliothèques françaises n’a pas fait croître leur fréquentation, et que le développement de la documentation électronique autant que l’accès à distance va renforcer cette tendance à la désaffectation, Bruno Dartiguenave pose le postulat qu’il faut… ré-enchanter le monde des bibliothèques, leur redonner une valeur symbolique, par le biais de la littérature notamment. Les lieux redeviendraient en quelque sorte un peu… fous, à l’inverse du profil d’efficacité managériale qui prévaut dans le secteur (et partout dans la société…) dont le symbolisme se perd dans une abstraction inopérante. Qu’envisage pratiquement Bruno Dartiguenave ? Tout simplement de proposer aux lecteurs une identification avec des « personnages de papier » évoquant de grandes figures mythiques, puisées dans la fiction romanesque : L’Âge d’Or, l’Apocalypse, le Sauveur, l’Androgyne, etc. Mais-mais-mais… cette « approche mythocritique de la littérature de grande diffusion » comme la nomme Dartiguenave, ne fait-elle pas songer à Alberto Manguel et ses multiples lectures de Don Quichotte ? Dartiguenave semble privilégier la « culture-monde » (world culture) pour ré-enchanter les bibliothèques : pourquoi la pratique serait-elle moins vivante avec le roman populaire d’un écrivain, véritable et singulier, qu’avec la production (à but uniquement commercial…) d’un faiseur de fiction lisse et sans personnalité ? Pourquoi ne pas convoquer l’une et l’autre littératures dans ce beau projet de ré-enchantement ? Plus on est de fous, plus on rit… euh, je veux dire : plus on lit !

Deux nouvelles revues papier, pour chasser le tyran doux

La méditation, que Nicholas Carr appelle de tous ses vœux… et du plus intime de son cerveau… ainsi que la lecture linéaire, profonde et lente, – cette méditation et cette lecture effectuent un grand retour (vous préférez come back ?) et se posent à la pointe de la… mode avec la « slow attitude » (je l’ai déjà évoquée dans un précédent n° de Lectures). La lecture profonde refait surface, par exemple, sous la forme de deux revues papier, au format A4 et au nombre de pages très abondant (plus de 200 pages), publiées selon une périodicité longue (trimestrielle ou semestrielle), et proposant de tout aussi longs, très longs reportages aux analyses approfondies et soignées. Les exemplaires de la première de ces revues s’arrachent par centaines de milliers en France : il s’agit de XXI (« l’information grand format »), une publication dont les photos sont pratiquement bannies au profit de dessins de presse, et qui a été lancée voici quelques petites années par Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry. Je citerai ici un des derniers numéros, celui de l’automne 2011, avec un beau dossier sur « Utopie, j’écris ton nom » qui contient des enquêtes inédites sur de nouveaux modes de vie, des États-Unis à l’Inde en passant par l’Ardèche et le Cotentin. Le premier numéro de l’autre périodique vient de paraître, voici quelques mois : We Demain, publié par l’éditeur Le Cherche Midi, se présente comme « une revue pour changer d’époque ». Elle piste et témoigne de tous les signes de cette nouvelle révolution en marche.

La lecture, toujours la lecture. Et pas n’importe quelle lecture… Un leitmotive, à répéter sans cesse, car, comme dit Charles Dantzig dans Pourquoi lire ? : « Ne lisant plus, l’humanité sera ramenée à l’état naturel, parmi les animaux. Le tyran universel, inculte, sympathique, doux, sourira sur l’écran en couleurs qui surplombera la Terre. »

par Florence RICHTER

rédactrice en chef de Lectures

Article paru dans la revue Lectures, la revue des Bibliothèques n° 178, novembre-décembre 2012, Fédération Wallonie-Bruxelles.

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— Stéphanie Michaux

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Stéphanie Michaux

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