Big reader is watching you

Les lecteurs numériques laissent des traces. Les distributeurs et concepteurs de support de lecture peuvent interpréter ces données, ces «big data». Pour le plus grand bénéfice des éditeurs ? des auteurs ? des lecteurs ?

Lorsqu’un ami sort un livre de sa bibliothèque pour vous le prêter, sans doute y trouverez-vous quelques indications de sa lecture : à quelles pages le livre s’ouvre-t-il de lui-même ? Quels coins ont été cornés ? Quels paragraphes annotés ? Autant d’informations donc, à lire entre les lignes et qui restent entre lui, le livre et vous. Pas un mot ne filtre, ni à l’auteur, ni à l’éditeur…

Au temps des seuls livres-papiers, les auteurs et les éditeurs pouvaient mesurer l’intérêt qu’avait soulevé une œuvre auprès de son public au nombre de ventes, voire, pour les ouvrages les plus attendus, aux critiques qui paraissaient. Les chiffres des ventes, cependant, peuvent être influencés par des facteurs autres que la nature de l’œuvre : la réputation qui précède un auteur, ou le sujet d’un livre et sa résonance dans l’actualité par exemple. Les ventes ne disent donc pas tout de la perception du lectorat. Les critiques aussi sont, la plupart du temps, rédigées par les plus experts parmi les lecteurs. Bref, obtenir des données significatives sur la réception d’une œuvre par l’ensemble de ses lecteurs reste un exercice périlleux… en tous cas, quand il s’agit d’un livre en papier.

Avec l’arrivée des livres numériques, la donne change. Alexandra Alter, pour le Wall Street Journal, explique déjà en 2012 que «your E-Book is reading you». En effet, les applications de lecture telles le Nook de Barnes & Noble ou le Kindle d’Amazon savent très bien combien de temps un lecteur consacre à sa lecture. Aussi, avez-vous déjà remarqué, sur Kindle, cette note signalant combien de lecteurs avant vous ont sélectionné ce passage ? Barnes & Noble apprend aussi de son Kobo ce que font la plupart des lecteurs, après avoir lu le premier tome de Hunger Games : télécharger le suivant. Ce genre de données, Barnes & Noble les utilise peu à peu pour proposer, avec les éditeurs, des textes qui répondent aux préférences des lecteurs. Par exemple, l’analyse des données laissées par les lecteurs révèlent qu’ils ont tendance à abandonner en cours de route les ouvrages longs et non fictionnels. D’où le lancement par Barnes & Noble des «Nook Snaps», textes informatifs et à la longueur digeste.

Des start-ups se lancent dans la course aux données : Copia est une plate-forme de lecture digitale qui compte plusieurs dizaines de milliers d’inscrits. Elle rassemble diverses informations sur ses lecteurs – leur âge, leur façon de lire tel titre – et les partage avec les éditeurs, explique Alexandra Alter. Scribd et Oyster collectent et analysent aussi les données de leurs abonnés – c’est-à-dire de ceux qui s’acquittent un montant mensuel fixe et relativement peu élevé pour avoir accès à tout un choix de titres. Coliloquy, dont nous parlions ici il y a de cela quelques mois, a pour credo de laisser les lecteurs et les habitudes inspirer les auteurs. Au passage, Alexandra Alter mentionne que Coliloquy a développé son software à partir d’un programme de données d’Amazon permettant à une société tierce de développer du contenu interactif pour Kindle.

Bref, la collecte, l’analyse et l’exploitation de ces données peuvent bousculer quelque peu les pratiques de lecture, d’écriture et de publication : des start-ups apparaissent, telles Oyster et Scribd, qui s’intéressent à la fois aux livres que les lecteurs lisent et aux lecteurs que les livres lisent. Les éditeurs, eux, sont certainement curieux de connaître finalement la façon qu’ont les lecteurs de lire et d’apprécier ce que leurs maisons d’édition vendent. On comprend aussi qu’un auteur ait envie de connaître les attentes de ses lecteurs, et qu’il ait à coeur de leur plaire… Seulement, ses lecteurs auraient-il pu imaginer Kafka ? Ou la force de celui-ci a-t-elle été, justement, de les surprendre ? Aussi, que dit la loi de ces livres qui se mettent à  lire leurs lecteurs ? Suite au prochain numéro…

Crédit photo: ebookee.org

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