L’Allemagne face au livre numérique : du scepticisme à la mise en place d’une plateforme nationale

Chaque semaine, Lettres Numériques vous livre avec plaisir les dernières nouveautés et évolutions du marché numérique et leur influence sur notre pays. Mais comment la lecture numérique évolue-t-elle à l’étranger ? Provoque-t-elle enthousiasme, scepticisme ? Laisse-t-elle encore tout simplement le public indifférent ?  Cette semaine, focus sur l’Allemagne, l’un des plus grands marchés mondiaux du livre.

Lentement mais sûrement

Tout commence fin 2009. Alors que la foire du livre de Francfort bat son plein, Amazon annonce le lancement européen de sa liseuse Kindle en Allemagne dès la fin du salon. Celle-ci viendra concurrencer la liseuse de Sony, présente depuis quelques mois sur le marché allemand. À l’époque, alors que Kindle remporte un franc succès aux États-Unis, le livre numérique n’en est encore qu’à ses balbutiements en Allemagne et la nouvelle n’est pas accueillie avec le plus grand des enthousiasmes. Preuve en est, plusieurs rapports publiés dans le courant de l’été 2011 montrent que les ventes de livres numériques, si elles augmentent, ne représentent encore qu’1 % des ventes de livres sur le marché allemand.

Deux raisons principales expliquent ce scepticisme. D’une part, il s’agirait d’un facteur culturel, comme l’explique à l’époque Jürgen Harth, membre de l’Association des éditeurs et libraires allemands : « En Allemagne, on trouve une librairie à chaque coin de rue, une grande différence par rapport aux États-Unis ». Le livre papier serait également plus ancré dans le patrimoine allemand (il ne faut pas oublier que l’Allemagne représente le troisième marché mondial du livre). D’autre part, l’aspect financier constitue un frein au développement du marché. En effet, alors que les prix des livres sont fixés par les libraires aux États-Unis, il en va tout autrement en Allemagne, où les éditeurs fixent les prix de leurs titres. Ces derniers sont dès lors moins enclins à diminuer les prix de leurs ebooks, d’autant plus que le livre numérique est soumis à une taxe de 19 % tandis que la taxe sur le livre papier ne s’élève qu’à 7 %. Malgré tout, le marché se met bel et bien en place et plusieurs plateformes de distribution voient le jour, notamment eBook.de, portail numérique de Libri, qui représente le plus gros revendeur de livres papier en Allemagne. En 2011, la librairie Skoobe lance quant à elle le principe de bibliothèque numérique : à concurrence de 9,99 € par mois, le lecteur peut accéder à un catalogue de livres et emprunter jusqu’à cinq titres simultanément.

2012 marque un tournant pour la lecture en numérique chez les Allemands. En effet, eBook.de annonce que les achats d’ebooks ont dépassé ceux des livres papier pour la première fois. Selon un rapport publié par GfK durant le mois de juin 2013, les ventes de livres numériques ont augmenté pour atteindre 2,4 % des ventes totales de livres et 5,4% du chiffre d’affaires des éditeurs. Même si cette augmentation reste faible face à celle des États-Unis, elle montre toutefois que le livre numérique trouve sa place petit à petit.

Face à Amazon, la résistance s’organise

Début 2013, Amazon contrôle environ 41 % des parts de marché des ebooks en Allemagne. Les Allemands ne restent pas indifférents à cette domination américaine et préparent leur offensive. C’est ainsi qu’en mars 2013, cinq grands acteurs allemands (Hugendubel, Thalia, WeltBild, le Bertelsmann Club et l’opérateur Deutsche Telekom) lancent Tolino Shine, une liseuse dernier cri à 99 €. Dotée de 4Go de mémoire (possibilité d’augmenter la capacité grâce à une carte SD), de 25 Go de stockage dans le Cloud, d’une offre de 300 000 ebooks, la Tolino Shine permet de lire les formats ePub et PDF et vient se placer comme concurrente directe à la liseuse Kindle d’Amazon. Pour Carel Halff, directeur de la chaîne de librairies WeltBild, « l‘avenir de l’industrie allemande doit débuter avec nous, et non pas se dérouler avec une société américaine ». À noter que la Tolino Shine va de pair avec la plateforme Tolino et bénéficie donc d’un écosystème complet.

Tolino remporte très vite un franc succès et dépasse toutes les attentes. Loin de se limiter à l’Allemagne, la plateforme s’installe progressivement en Belgique, Autriche, Italie et aux Pays-Bas, sans pour autant délaisser le pays qui l’a vue naître. En effet, à l’occasion de la foire de Francfort 2014, les acteurs de Tolino annoncent un partenariat avec Libri qui leur permettra d’alimenter plus de 1000 librairies en ebooks. En novembre 2014, le succès de Tolino se confirme au cours de la conférence FutureBook, durant laquelle Klaus Renkl, consultant externe de Telekom (l’un des acteurs de Tolino), annonce que la plateforme a dépassé Amazon en matière de vente d’ebooks. La concurrence reste toutefois serrée et seul l’avenir pourra confirmer le succès de Tolino.

Parallèlement à cette offensive majeure, d’autres mouvements plus anecdotiques montrent la volonté des Allemands à contrecarrer la folie des grandeurs du géant américain. En première ligne, on retrouve la  chaîne de librairies Osiander, qui a lancé juste après les fêtes une campagne contre la liseuse Kindle. Le principe est simple : en rapportant votre liseuse Kindle chez Osiander, vous recevez un PocketBook Touch Lux 2. L’action s’appelle « On vous offre votre liberté » et vise à informer les lecteurs de numérique des inconvénients du système propriétaire d’Amazon (les Kindle lisant les fichiers MOBI, souvent avec DRM, et non ePub).

En 2014, après un conflit avec la filiale américaine de Hachette, plus de 900 auteurs américains avaient signé une pétition dénonçant les pratiques d’Amazon en matière de concurrence de prix. Les écrivains allemands n’ont dès lors pas tardé à leur emboîter le pas en faisant circuler une pétition pour défendre le groupe suédois Bonnier, acteur très important du livre en Allemagne. En cause, la pression exercée par Amazon sur les éditeurs pour faire baisser les prix de leurs livres numériques. Un compromis a finalement été atteint et permet aux éditeurs de baisser leurs prix moyennant des conditions plus avantageuses pour eux.

Pour couronner le tout, une vague de grèves est venue secouer les entrepôts d’Amazon en Allemagne dans le courant de l’année 2014. En cause, les conditions de travail des employés, jugées insuffisantes, tout comme leur salaire.

L’arrivée de Kindle Unlimited

En octobre 2014, Kindle Unlimited a fait son entrée sur le marché allemand avec son abonnement illimité à 9,99 € et une offre de plus de 650 000 ouvrages, dont 50 000 en allemand. Ce type d’offre existait déjà en Allemagne, notamment avec Skoobe, qui met à disposition de son lecteur allemand plus de 70 000 titres dans sa langue, et Scribd. Peu avant le lancement de Kindle Unlimited, Readfy, un autre service similaire, a vu le jour. Ce dernier tire son épingle du jeu grâce à sa gratuité (l’application est totalement financée par les publicités, que l’on retrouve en bannière en haut de l’écran ou entre les chapitres des livres). Il sera donc intéressant de voir dans les prochains mois si Amazon convainc le lecteur allemand avec son offre ou si ce dernier se tournera vers d’autres offres.

Une chose est sûre, si la lecture numérique n’a pas fait l’unanimité dès le départ en Allemagne, elle gagne aujourd’hui toujours plus de terrain et constitue un marché conséquent que les Allemands ne comptent pas céder si facilement. Affaire à suivre dans les mois à venir.

Le marché de l’ebook en Allemagne, dernier rapport GfK. Source : global eBook report Fall 2014

Pour télécharger le dernier rapport GfK (automne 2014), suivez ce lien : http://www.wischenbart.com/upload/The%20Global%20eBook%20report_synopsis_fall2014.pdf

Mélissa Haquenne

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— Rédaction

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