Entre textes et vidéos : rencontre avec Yoan Robin

Intangible et immatériel, le numérique est par essence l’antithèse du livre, objet physique et manipulable. Quel serait le résultat de la combinaison de ces deux éléments, a priori contraires ? L’installation Les Promesses d’un récit, dont nous vous parlions déjà ici, mêle texte et images mouvantes en un seul livre. À travers ce projet, l’artiste Yoan Robin cherche de nouvelles pistes de lecture avec la création d’objets hybrides, à mi-chemin entre livres et vidéos. Juste après l’exposition de Yoan Robin à la Foire du Livre de Bruxelles, Lettres Numériques est allé à sa rencontre pour discuter de ses œuvres interactives et de ses futurs projets.

Lettres Numériques : Pourriez-vous vous présenter ? Quel est votre parcours, votre rapport au livre ?

Yoan Robin : J’ai étudié aux Beaux-Arts d’abord, enchaînant avec des études de typographie à l’ENSAV La Cambre. J’ai fait à la fois de la vidéo et du stop motion, beaucoup de livres, de la gravure, etc. Mon rapport au livre provient d’abord de mes études. Concernant la vidéo, j’ai travaillé au poste de graphiste motion-designer à la RTBF, ce qui m’a permis de réaliser des génériques de films avec intégration de typographie dans l’image animée. C’est également de là que provient mon projet Les Promesses d’un récit, de cette réflexion sur la combinaison entre ces éléments sans pour autant m’éloigner du livre.

Quelle est la genèse du projet Les Promesses d’un récit ?

Lorsque j’étais assistant-conférencier à l’ENSAV La Cambre, l’une de mes tâches était l’initiation des étudiants à l’image en mouvement. Ceux-ci sont surtout habitués à faire des prints, affiches et livres. J’ai donc trouvé cette solution pour les faire travailler à la fois sur l’objet imprimé et sur le contenu qui est projeté dessus, en attendant de pouvoir moi-même réfléchir sur ce projet, qui était personnel au départ. En termes d’expérimentation, j’ai ainsi pu explorer les possibilités qu’offre ce dispositif.

Selon vous, quels sont les enjeux majeurs présentés dans ce projet ?

Les livres que je conçois sont des objets numériques, mais je ne me définis pas comme un artiste numérique. Je veux simplement utiliser les possibilités offertes par le numérique, sans pour autant les pousser à l’extrême. Je désire simplement montrer une projection vidéo sur un livre, qui change lorsque l’on tourne les pages. Le but n’est pas d’afficher une prouesse technique, mais d’ouvrir le dialogue sur les livres et sur ce que nous pouvons faire avec.

Je cherche plutôt à proposer une autre forme de narration. Depuis toujours, je suis fasciné par l’objet qu’est le livre, même sous sa forme la plus simple. Le livre de poche suffit pour entrer dans l’imaginaire du narrateur, et aussi y projeter le mien, d’imaginer les personnages, les lieux, etc. Au fond d’un paragraphe ou d’une page, nous pouvons nous retrouver dans ce qui est écrit, on en revient à nous-mêmes. Le livre peut nous conduire ailleurs que là où il était censé nous amener.

Le dispositif des Promesses d’un récit permet les superpositions des couches, et montre ce qu’il se passe entre les lignes, dans les marges de la page. L’idée est de remettre en question la narration à travers ce projet hybride. Dans ce cas-ci, avec les séquences vidéo intégrées, le montage peut s’effectuer comme l’auteur le désire : en utilisant les techniques de la post-production ou en inversant l’ordre des images. En principe, le livre est censé être lu de la première page à la dernière. Ici, le lecteur peut inverser l’ordre de lecture en commençant à différents endroits du livre sans pour autant perdre le fil.

Des nouvelles pistes de lecture apparaissent avec le mélange de tous les livres que j’ai créés jusqu’à présent. Ceux-ci sont agencés comme sur une table de bibliothèque que nous venons consulter et feuilleter. Tous ces livres-vidéo sont interchangeables et superposables sous le projecteur, les séquences filmées et les textes passent d’un livre à l’autre. Tous les livres se répondent entre eux, une sorte d’hypertexte apparaît à partir de là. Le spectateur peut recréer une nouvelle narration à partir d’un seul livre, mais il peut également en mélanger plusieurs pour obtenir une histoire inédite.

Quelles sont les thématiques de vos livres-vidéo ?

Le premier livre, intitulé L’autre, le temps, le lieu, s’inspire de mes résidences au Népal. Il ne parle pas du Népal, mais des personnes rencontrées, et de ce qu’elles voulaient me raconter. Les extraits vidéo de la projection font référence au dispositif en tant que tel, à savoir le jeu entre la lumière et l’obscurité. Au Népal, il y a des coupures de courant permanentes car l’énergie produite dans le pays est revendue en Inde. Par exemple, il n’y a que 5 heures d’électricité par jour en saison sèche. On est tout le temps dans le noir la nuit, on marche dans la rue à tâtons.

Le deuxième livre, Ensemble, deux images, est issu d’une résidence à Séoul. J’ai été inspiré par les films de Hong Sang-Soo, desquels j’ai sélectionné des captures d’images. C’est la rencontre entre ses plans à lui, que j’ai essayé de retrouver dans la ville, et mes propres images. En narration, j’ai utilisé certains monologues issus de ses personnages, que j’ai réorganisés pour constituer un fil narratif présenté dans le désordre.

Le troisième livre, L’horizon des événements, est un livre que j’ai créé à Bruxelles. Il est imprimé en encre noire et brillante sur du papier noir mat. La projection des vidéos se focalise sur des jeux de lumière qui permettent de faire apparaître l’image ou le texte à certains endroits. Pour ce livre-là, j’ai écrit une nouvelle en rapport avec la vue, l’obscurité, la cécité et l’isolement. C’est l’histoire d’un homme qui décide de s’éloigner de la lumière, persuadé que son cerveau le trahit car l’œil voit à l’envers en premier lieu. En quelque sorte, c’est l’inverse du mythe de la caverne de Platon. La nouvelle est enrichie par des extraits de ce dernier, d’Œdipe roi, ainsi que de textes sur le big bang et les trous noirs, où toute la lumière et la matière est tombée, où il n’y a plus de temps ni d’espace.

Dans le futur, allez-vous continuer à utiliser ce format de livre-vidéo ou comptez-vous vous diriger vers autre chose ? Pensez-vous qu’il y a encore des pistes à explorer ?

Il reste encore énormément de pistes à explorer avec le livre-vidéo. La Foire du Livre m’a donné quelques idées. L’idée générale pour la suite du projet est de composer une collection de livres-vidéo, entre 10 et 20 ouvrages, à la manière d’une maison d’édition. J’aimerais réaliser différents types de livres tels qu’un atlas routier, un lexique ou dictionnaire, un herbier… J’ai également l’envie de créer un livre destiné à la jeunesse. Lors d’une exposition précédente, des enfants se sont amusés à manipuler les livres-vidéo sans lire le texte comme les adultes, c’était purement un jeu d’images et de correspondances. Pour l’instant, je suis en train de travailler sur un livre où la manipulation du livre par le lecteur est influencée par la vidéo qui est projetée. J’explore le côté ludique du livre-vidéo, avec la tentative de lecture qui n’arrive pas à ses fins.

Mes livres précédents m’ont demandé beaucoup de temps, et le travail sur la lumière et le son était assez compliqué. Désormais, je vise plus l’expérimentation et sur ce qui peut en découler, quitte à me retrouver avec une multitude de prototypes. J’aimerais aussi travailler sur le dispositif avec d’autres personnes, car je n’imagine peut-être pas toutes les possibilités de création. Lorsque l’on travaille à plusieurs, les potentielles idées sont infinies.

Pour finir, avez-vous un message à transmettre aux lecteurs ?

À la Foire du Livre, j’ai eu l’occasion de discuter avec les personnes en charge de la nouvelle coopérative Quartier Libre, qui veut donner des outils aux auteurs pour créer leur livre du début à la fin sans l’intermédiaire des éditeurs, imprimeurs et diffuseurs. Le monde de l’édition est encore cloisonné, comme celui du cinéma. Il y a des réelles frontières entre tous les arts, ce qui est assez obsolète désormais. Ces cloisonnements s’appliquent également aux études artistiques. Je suis issu d’une école des Beaux-Arts française où il n’y a pas de réelles cloisons entre les différentes options artistiques. J’ai eu la possibilité de toucher à tout, mais j’ai conscience que ce n’est pas le cas de toutes les écoles d’art, qui se limitent à former des experts dans un seul domaine sans ouvrir des portes vers d’autres disciplines.

Mes projets ont souvent été définis comme de l’art numérique, mais ils ne font pas seulement partie de cette catégorie-là : ce sont des œuvres hybrides, qui touchent également au monde de l’édition, par exemple. Afin d’avoir plus de facilités à définir les formes d’arts hybrides, ceux-ci sont souvent classés dans des cases préexistantes, enfermés dans une certaine discipline. Il faudrait donc ouvrir les frontières entre les arts, et ainsi ouvrir de nouvelles possibilités de création.

Une prochaine exposition de Yoan Robin est prévue à la Maison du Livre à Saint-Gilles, en avril. Les lieux culturels étant fermés pour une date indéterminée à cause de la propagation du Covid-19, il est par conséquent probable que l’exposition soit déplacée ou annulée.

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Crédits photo à la une : © Yoan Robin

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— Karolina Parzonko

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