Francis Dannemark : « Le numérique est tout sauf une priorité »

Francis Dannemark est éditeur aux éditions Le Castor Astral. C’est aussi un auteur reconnu, publié depuis trente ans chez Robert Laffont. Son dernier roman, La véritable vie amoureuse de mes amies en ce moment précis, est paru aux formats papier et numérique. Il nous a exprimé son incompréhension face à l’enthousiasme de certains pour le numérique à une époque où l’édition littéraire traverse une crise sans précédent.

Crédits : Michel Castermans

En littérature, se concentrer essentiellement sur l’édition numérique me semble un peu absurde à l’heure actuelle. Je pense sincèrement que la Fédération Wallonie-Bruxelles gaspille temps et argent en se trompant gravement sur les priorités. Le cabinet de la culture encourage (au prix fort) le numérique, engage des consultants, organise colloques et formations, etc. Très bien : mais si le numérique se vendait, cela se saurait. Si le numérique donnait envie de lire à ceux qui ne lisent pas ou ne lisent plus, cela se saurait aussi ! Prenons le cas des éditeurs littéraires : on les encourage à numériser leur catalogue mais un catalogue est par nature dormant. Bien sûr, c’est un patrimoine qu’il ne faut pas abandonner et qu’il faut valoriser. Mais numériser un catalogue prend énormément de temps et coûte cher, sans rien rapporter, sinon une poignée de ventes par année – et sur des titres dont l’éditeur a des exemplaires papier à vendre, en librairie sur commande ou via Amazon.

A mes yeux, la Fédération Wallonie-Bruxelles devrait s’attaquer aux vrais problèmes : l’édition littéraire est quasiment en faillite, la librairie est exsangue, les élèves des écoles s’éloignent de la lecture,  les écrivains tirent le diable par la queue – et on ne parle que du numérique. C’est chic, c’est à la mode mais je trouve cela absurde car déconnecté de la réalité.

Vous n’êtes donc pas contre le numérique mais vous réagissez plutôt à la politique de la Fédération Wallonie-Bruxelles ?
Comprenez-moi bien, s’opposer au livre numérique ne servirait pas à grand-chose. C’est là. Pour le meilleur et pour le pire. Mais la vraie question à propos de la littérature et de l’édition littéraire,  c’est : « Où sont les priorités ici et maintenant ? » Or, à chaque fois que l’on entend parler des actions de la Fédération Wallonie-Bruxelles dans ce domaine, c’est à propos du numérique, alors qu’il y a des problèmes bien plus cruciaux, nous venons de les évoquer. Une chose est sûre : ce ne sont pas les livres numériques qui sont responsables de la situation très grave du monde des lettres – et ce ne sont pas eux qui vont apporter la solution !

Le numérique est tout sauf une priorité. La numérisation coûte cher et prend énormément de temps. Il faut aussi développer de nouvelles compétences et trouver du nouveau personnel. Or, l’édition littéraire manque déjà cruellement de personnel et d’argent. On nous pousse à investir, à prendre un risque énorme. Mais va-t-on ainsi retrouver un public capable de redynamiser le secteur ? Non, je ne crois pas que la numérisation va nous apporter ce nouveau public. On le voit bien, le public francophone ne se rue pas vers les tablettes. La littérature en numérique reste très marginale. Deux ou trois titres que certains téléchargent pour partir en vacances…  Il n’y a pas de vraie demande pour le moment.

A cela il faut ajouter un phénomène essentiel : la concurrence dans le secteur du livre numérique est gigantesque, bien plus que toutes les librairies réunies ! Lorsque vous sortez un livre en librairie, vous pouvez encore, s’il est très bon ou très défendu, imaginer qu’il soit mis en avant sur les tables. En numérique, vous êtes en concurrence directe avec tous les livres du corpus classique mis gratuitement à la disposition du public. Ce qui m’a le plus marqué récemment dans l’actualité du livre numérique, c’est l’annonce de la British Library qui propose plus de 60 000 ouvrages classiques de la littérature anglaise accompagnés d’annexes audio ou vidéo. Imaginez contre quoi on se bat, les plus grands auteurs de la littérature mondiale à portée de clic, gratuitement. C’est cela la réalité numérique. Les auteurs, les éditeurs, de quoi ont-ils besoin, croyez-vous ? De moyens pour que la création littéraire ne s’étouffe pas tout à fait. Pour que cet espace-là, si profondément humain, ne disparaisse pas.

Votre dernier livre a pourtant été édité au format numérique ?
Oui, La véritable vie amoureuse de mes amies en ce moment précis a été publié en version papier et en version numérique, comme on le fait pour un certain nombre de nouveautés. C’est très bien, ça permet à une de mes lectrices qui vit sur une île de l’Océan indien de lire mon livre sans craindre que la poste le perde en mer (je ne me moque pas du tout, mais je veux dire que ça concerne un tout petit public, qui pourrait quand même trouver le livre s’il n’était pas disponible en numérique).

Le sort des libraires me préoccupe aussi. A l’allure où l’on va, il n’y aura plus, me dit une excellente libraire bruxelloise, que cinq vraies librairies à Bruxelles dans cinq ans.

Pour le dire autrement, ce n’est pas le numérique qui est le problème, c’est, notamment, le phénomène de la « culture gratuite » (musique ou cinéma qu’on télécharge à l’oeil, bibliothèques, musées, etc. qui sont littéralement gratuits ou à des prix très faibles). Autre problème : l’absence de valorisation de la lecture dans les programmes scolaires.

Que voulez-vous dire ?
Si l’on veut donner le goût de la lecture, il faut donner des livres aux gens dès qu’ils entrent à l’école et leur en lire, et ne pas considérer qu’on apprend d’abord la grammaire et qu’à quinze ans on va enfin s’occuper de littérature, c’est trop tard ! C’est dans les livres qu’on apprend le mieux la langue, tout le monde le sait mais…

Dans notre société, le temps de la lecture, cet espace de lenteur en dehors du chaos du monde, cet espace de silence et de réflexion, devient un luxe. Or, dans un monde où tout s’accélère et où les gens dérapent de plus en plus, le livre a un rôle primordial à jouer et le politique doit le penser comme tel. Mais les pouvoirs publics ont tellement envie d’avoir une bonne image et d’être « dans le coup » qu’ils négligent l’essentiel. Tout miser sur le numérique comme on le fait, à mes yeux, c’est une politique de cache-misère. Ca me fait penser à ce pays où l’on construit des murs et de jolies palissades décorées pour que les invités d’une grande manifestation sportive ne voient pas les bidonvilles…

Que pensez-vous des possibilités offertes par le numérique en termes d’autoédition ?
Vaste question… On touche à un paradoxe : il y a de moins en moins de lecteurs mais de plus en plus de gens qui rêvent d’écrire. Il y a même des logiciels à cinquante euros pour écrire son premier roman…  Tout le monde écrit ! J’exagère mais pas tant que ça. Les éditeurs croulent littéralement sous les manuscrits. Mais écrire, ça demande du talent et surtout, c’est un métier, cela demande un apprentissage, du temps, de l’attention.

Parmi les milliers d’écrivains amateurs, il y a des gens très doués (à qui il ne manque qu’un éditeur pour les accompagner), et beaucoup de gens qui le sont moins ou pas du tout. L’autoédition, le fait donc de pouvoir publier soi-même (et en numérique c’est nettement plus facile et moins onéreux que sur papier) n’est pas un cadeau pour la littérature, je le crains. Le travail essentiel de l’éditeur n’est plus fait. On voit paraître des choses bâclées, inabouties, voire totalement inacceptables.  Les nouvelles possibilités d’autoédition risquent donc fort de noyer pour de bon le système à un moment où le travail de l’éditeur (en amont) et du libraire (en aval) devraient être soutenus.

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— Stéphanie Michaux

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Stéphanie Michaux

Digital publishing professional

4 thoughts on “Francis Dannemark : « Le numérique est tout sauf une priorité »

  • 01/10/2012 at 09:46
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    Les arguments de Francis Danemark sont à mon avis pertinents et la réponse du Ministère (Qui ? la Ministre ? je crois qu’une réponse personnalisée aurait été plus responsable) contient des points rassurants (1,4% du budget pour le numérique) et des points plus contestables :
    – la liste historique des supports laisse supposer que l’évolution est inéluctable de l’imprimé vers le numérique; c’est non seulement douteux, mais cela bute sur un fait : la mémoire papier est la plus durable qui soit;
    – on lit autrement, mais comment ? l’expérience de la lecture sur ordinateur, dans l’état actuel de ses supports, empêche ou rend difficile la lenteur de la lecture et l’inscription aisée du lecteur dans le texte; par contre il facilite les habitudes du zapping, de la lecture fragmentaire et de la citation hors contexte,…; l’usage du numérique est à l’heure actuelle essentiellement adapté à la circulation et à la consultation des informations;
    – le développement du marché du livre porte essentiellement sur les best-sellers et les dictionnaires ou les encyclopédies…

    Ce qui m’inquiète, c’est que, dans sa réponse, le « Ministère » (encore une fois : qui ?) semble entériner une évolution technologique sans esprit critique et néglige peut-être du même coup la perte d’un sens de la lecture approfondie auprès des jeunes, massivement attirés par le numérique.

    Eric Clémens, écrivain et philosophe, 30 ans d’enseignement dans le secondaire et l’universitaire

  • 02/10/2012 at 12:23
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    Je partage votre avis pour les subventions ainsi que lorsque vous parlez de l’offre gratuite de la littérature tombée dans le domaine public qui est beaucoup plus attrayante (et plus conséquente) sur tablette qu’un nouveau roman.
    Cependant, étant née dedans, je suis pour le phénomène de la « culture gratuite » ! Tant qu’on a des guides (qui peuvent être les professeurs, les libraires, les éditeurs) pour montrer aux élèves (et à tous) ce qu’il faut lire, voir, en priorité…. Les bons auteurs (ou plutôt les bons livres) pourront toujours sortir de la « masse » .

    Pour ce qui est de l’autoédition numérique, c’est quand même un phénomène assez rare, et il n’entre pas directement en concurrence avec le reste de la production numérique. Beaucoup de personnes partagent leur texte sur des sites, comme notamment sur http://www.inlibroveritas.net/. Il y a moyen de trouver de bons textes dessus ! Et je ne crois pas que ça rende le travail des éditeurs inutiles, ils en ont plus, même. Ils doivent dénicher les talents pour les apporter aux lecteurs. Les éditeurs restent les garants d’une qualité et d’un savoir-faire.

  • 02/10/2012 at 16:45
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    A l’attention de Véronique Jottard :
    Je pourrais résumer les choses : « Le prêt des livres fait vivre les livres – mais il fait mourir les auteurs et les éditeurs. »
    Je veux dire ceci : la culture gratuite, c’est merveilleux. Les soins de santé et l’éducation aussi. Bien sûr! Mais est-ce réaliste? Est-ce simplement acceptable? Si je travaille un an sur un roman et si une équipe de professionnels m’aide à le peaufiner, à le fabriquer, à le promouvoir, de quoi vont vivre ces gens et moi? Pour chaque livre que je vends, j’ai cinq à dix lecteurs. Je m’en réjouis. Mais si je vous disais le montant actuel de mes dettes, vous auriez peut-être, un court instant, un mouvement de recul par rapport à la gratuité de la culture… De la façon dont tournent les choses, il pourrait bien ne plus y avoir bientôt que des écrivains riches (comme autrefois : de grands bourgeois vivant de leurs rentes et préférant écrire des romans plutôt que d’aller à la chasse…), des écrivains amateurs (avec tout ce que cela comporte comme risque de complaisance, d’absence de progrès, de renoncement à tout projet ambitieux, etc.) ainsi que quelques auteurs de best-sellers mondiaux. Et c’est vrai pour tous les arts. Ecrire, ce n’est pas seulement une passion, c’est aussi, prosaïquement, un métier. Un métier difficile. Comme l’est celui d’éditeur. Imaginez-vous le travail que représentent la sélection des textes, leur révision (parfois pendant des mois) ou la supervision des traductions, ainsi que tout le lent et long travail de promotion?
    Tout le monde pense qu’un texte de qualité et son auteur appartiennent au patrimoine universel. C’est merveilleux. Cela dit toute l’importance de la littérature, encore aujourd’hui. Mais à moins que l’on change de fond en comble notre société, il faut quand les même qu’ils se nourrissent, les écrivains. L’amour, l’eau fraîche et les lauriers sont hélas insuffisants.

  • 08/10/2012 at 17:11
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    Syllogisme :
    1. La bibliothèque prête des livres
    2. Le prêt de livres fait mourir les auteurs
    3. La bibliothèque fait mourir les auteurs

    Ca, en tant que bibliothécaire (et en tant que lecteur), c’est tout de même un peu dur à avaler !

    Soyons honnête, la culture gratuite ne pose vraiment un problème qu’avec l’arrivée du numérique, par essence reproductible et partageable à l’infini (et oui, il faut que les auteurs vivent !). Alors, je ne connais pas le contexte Wallonie-Bruxelles, mais le numérique pas une priorité ?! Pas même un problème ? Est-ce au moins une question, selon vous ?

    Il est vraiment fatigant de lire toujours les mêmes regrets du temps d’avant plutôt que des solutions nouvelles du présent…

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