Amazon versus librairies indépendantes : point de vue d’un lecteur

Je viens de relire le billet de la semaine dernière publié sur Lettres numériques et intitulé « Amazon, un acteur qui dérange » et je partage entièrement à la fois le contenu du billet et la réponse de FennNaten qui ajoute, pour le livre numérique, le point de vue du lecteur en attente d’un prix significativement plus bas que celui de l’édition papier grand format.

Mais en ce qui concerne le livre papier et surtout si l’on parle bien du domaine anglo-saxon, je rejoins le constat pessimiste de Thibault Léonard concernant l’avenir des libraires indépendants. Ce constat ne s’applique ainsi pas tel quel au livre du domaine français, qu’il soit papier ou numérique, en raison de la loi française sur le prix unique du livre.

En effet, grâce à cette loi (je pèse ma préposition !), Amazon ne peut pratiquer cette politique de prix écrasés pour les livres français, qui constituent la grande majorité du domaine francophone européen.

Ici j’ouvre une petite parenthèse : je connais mal la situation légale québécoise (ou canadienne) et donc je me garderai bien de généraliser de ce côté, mais il faut reconnaître qu’avec l’arrivée des vendeurs de livres au détail en ligne (libraires ou non !), on peut enfin accéder à l’offre du Québec, alors qu’il y a à peine sept ou huit ans, c’était la croix et la bannière pour obtenir auprès de son libraire un livre publié au Québec !

Il faut donc, je pense, rendre à Amazon ce qui appartient à Amazon : le géant, avec sa politique non plus cette fois de l’écrasement des prix mais de « la longue traîne »[1], a permis aux lecteurs francophones européens d’enfin accéder aux œuvres québécoises et aussi, plus globalement, à l’ensemble des domaines non français, et ce n’est pas rien !

Je ne saurais dire en revanche si ce mouvement a encouragé les libraires à élargir leur offre aux productions « du monde entier » (pour paraphraser une célèbre collection). Encore récemment, j’avais fait l’effort (contre la tentation forte de l’immédiateté !) de commander trois livres en anglais chez mon libraire, sachant que cela prendrait inévitablement plus longtemps que chez « ce vendeur au nom de fleuve d’Amérique latine » ; trois mois plus tard, il ne m’en livra qu’un seul en me disant qu’il valait mieux se tourner vers une autre source pour les deux autres (sans explicitement préciser si cette source donnait naissance à un fleuve d’Amérique latine !). Fin de la parenthèse.

Il y a quelques jours, j’ai commandé à mon libraire deux livres (en français, pour les autres j’ai changé de tactique suite à l’histoire de ma parenthèse : je vais directement aux sources non taries !) et je dois reconnaître que j’ai hésité avant de le faire. Oui, j’ai hésité car j’ai dû lutter contre mon envie de commencer à les lire deux/trois jours plus tard. Je me suis finalement résigné à attendre la semaine suivante en passant par mon libraire et à aller les chercher dans la ville voisine, à 10 km, ma ville n’ayant pas de librairie de ce type.

Certes j’ai tenu bon, j’ai encore deux autres lectures en cours et je me suis promis (lors d’une vieille Saint-Sylvestre probablement !) de ne plus lire davantage de livres simultanément. Mais j’ai un profil d’acheteur de livres atypique : je travaille depuis quinze ans en (ou pour les) bibliothèques et dans ce cadre, j’ai noué des rapports étroits de collaboration avec les libraires. Une collaboration respectueuse et même d’empathie par rapport à leur situation actuelle très difficile (avant même le décollage du livre numérique qui devrait, je le crains, empirer cette situation) ; par ailleurs, je suis un lecteur de livres « pointus », relevant des domaines notamment de l’informatique, de la SF, du fantastique… et donc je ne recours pas souvent à cette formidable force du libraire qui est le conseil de lecture. Si je passe par mon libraire, c’est pour le soutenir mais je suis convaincu que nous sommes une portion congrue des acheteurs de livres à défendre cette vision. Et le libraire ne survivra pas sur cette fraction…

Bon, pourquoi cette tranche de vie d’un lecteur (de niches) ordinaire ? C’est pour en arriver à ce constat : pour les publics de niches (et rappelons-nous donc que les lecteurs de toutes les niches réunies dépassent ou en tout cas égale en nombre les acheteurs de best-sellers, c’est entre autres ce que nous dit « la longue traîne »), on a aujourd’hui des attentes que le libraire de quartier ne rencontre pas. Ces attentes sont en partie suscitées par la nouvelle offre en ligne :

  • le conseil de lecture est plus large sur les sites des vendeurs de livres en ligne ainsi que sur les sites Web et les blogs spécialisés, notamment depuis la multitude de critiques littéraires gratuites et le développement du Web 2.0 (réseaux sociaux du livre, catalogues de librairies en ligne et de bibliothèques avec des commentaires et notes d’internautes…) ;
  • le délai d’attente pour les livres qui ne sont pas en stock chez le libraire local (c’est-à-dire probablement quelque 99 % de la production, pour les niches !) est beaucoup moins long chez les vendeurs en ligne et le nombre de livres non fournis est quasi nul ;
  • une trace de toutes mes commandes est conservée pour moi dans un espace qui m’est réservé ;
  • sur base de cet historique d’achat et de celui de ses autres clients, le vendeur au nom de fleuve d’Amérique latine construit un profil d’acheteur et propose régulièrement des titres souvent pertinents par rapport aux intérêts de celui-ci (personnalisation de l’offre) ; des suggestions fréquemment pertinentes elles aussi sont faites sous la notice bibliographique d’un titre affiché dans le catalogue ;
  • le prix est inférieur (et pas seulement sur le domaine « étranger ») puisque le déplacement chez le libraire ou l’envoi compte aussi dans le coût global ; le vendeur au nom de fleuve d’Amérique latine propose une livraison gratuite au-delà d’un montant assez modique (15 euros, je pense), et si on ne le dépasse pas, au lieu de se dire qu’on va aller chez le libraire, on cherche vite soit un autre produit culturel (musique, film,…), soit un produit non culturel, soit quelqu’un dans la famille qui aurait besoin de quelque chose qui permette de passer le seuil menant au gratuit !

Bref, comme on dit familièrement, « y a pas photo ! ». À moins bien sûr qu’il y ait des considérations sentimentales et éthiques qui vous donnent des scrupules à acheter aux grandes multinationales… mais nous sommes peu dans ce cas ! Bien entendu, je simplifie ici pour l’objet de la démonstration car de nombreux libraires connaissent si bien la niche et les goûts de certains de leurs lecteurs qu’ils conseillent beaucoup mieux qu’un algorithme, aussi bien développé soit-il, ne le pourrait ; mais cette « symbiose magique » reste, je pense, étant donné la production actuelle pharaonique et l’impossibilité « faustienne » pour le libraire de suivre de près toute cette production et ses différentes niches, la portion congrue (et encore, faut-il que le libraire soit disponible quand vous venez le voir)… En passant, un modèle commercial se dégage sans doute de cette réflexion comme pouvant « tirer son épingle du jeu » : l’hyper spécialisation ; mais dans ce cas, le public-cible étant restreint, il vaut sans doute mieux être localisé dans une grande ville… ou sur le Web !

Mais continuons la réflexion : reste donc les acheteurs de bestsellers et les acheteurs mixtes (bestsellers / autres).

Les acheteurs mixtes risquent de rapidement rejoindre les lecteurs de niches quand, plusieurs fois, ils auront soit attendu trois mois pour recevoir le livre commandé (ou pas reçu du tout ce livre), soit été frustrés par l’absence de libraires pouvant les aiguiller dans leur niche (qu’ils connaissent souvent bien mieux que le libraire, surtout avec les ressources du Web), soit encore reçu une amende parce qu’ils étaient mal garés devant la librairie alors qu’il y a déjà tant d’autres courses à faire le samedi !

Pour les acheteurs de bestsellers, ils continueront à aller à la librairie… s’il y a une librairie près de chez eux, si on peut se garer facilement et gratuitement tout près, si elle est ouverte le dimanche (le site du vendeur au nom de grand fleuve d’Amérique latine est ouvert 24h/24, 7 jours par semaine !), s’il n’y a pas moins cher ailleurs (traduire toutes ces conditions par : s’ils n’achètent que des livres publiés en France et qu’ils ont une librairie près de chez eux à laquelle ils ont encore le temps de se rendre pendant les heures d’ouverture),…

En conclusion et à la réflexion, je partage entièrement les craintes nourries pour les libraires par Thibault Léonard et FennNaten, en ce compris pour les livres (et les libraires) du « domaine français ». Ce n’est toutefois pas tant pour les prix cassés – étant donné la protection qu’offre la loi française sur le prix unique – que pour :

  • l’adéquation de plus en plus grande entre l’offre d’Amazon et les services désormais attendus par nombre d’acheteurs de livres ;
  • l’écart de plus en plus grand de ces nouvelles attentes avec l’offre des libraires indépendants.

Je reste toutefois optimiste pour les libraires s’ils arrivent à mieux faire valoir leurs avantages (bien réels), notamment le conseil de lecture et un accueil bien plus humain que celui d’une interface Web ! Mais il faudra sans doute aussi qu’ils réfléchissent à faire évoluer leur offre, de livres et de services. Enfin, en ce qui concerne le numérique, mais cela vaudrait la peine d’y consacrer un autre billet, les libraires auraient très certainement intérêt à s’associer, pour combler ce fossé grandissant avec les attentes des lecteurs, surtout – mais pas uniquement – pour les lecteurs de niches.

Alexandre Lemaire


[1] Idée, pour simplifier,  qu’on peut faire autant de chiffre en vendant beaucoup de titres peu demandés un petit nombre de fois chacun qu’en vendant un grand nombre de fois chacun les titres les plus populaires. Lire, pour les personnes intéressées, « La longue traîne » de Chris Anderson.

— Alexandre Lemaire

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3 thoughts on “Amazon versus librairies indépendantes : point de vue d’un lecteur

  • 03/05/2013 at 13:49
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    Ce constat vaut pour tous les commerces, y compris pour la chaussure (on se rend chez un chausseur pour vérifier la pointure et on commande sur internet). Les questions à poser à ce monsieur Lemaire sont : que faire des 800000 emplois directs générés par le commerce de détail ? Que penser des conditions de travail et de salaire chez Amazon ? Cautionne t-il l’évasion fiscale de ses bénéfices organisées par Amazon?
    Souhaite t-il que ses enfants ou petits-enfants travaillent pour ces négriers des temps modernes ?
    Pauvre monde !

    Cerfontaine Pierre.

  • 04/05/2013 at 17:19
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    Si même 1000 pages ne percent jamais toutes les nuances et subtilités d’un être, ces petits portraits esquissés à la pointe du clavier, nous le pressentons, vous rendront les libraires encore plus sympathiques et de bon conseil.

  • 13/05/2013 at 23:46
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    C’est pourquoi il semblerait qu’une campagne de communication soit en cours dans la presse pour promouvoir les librairies de quartier avec le slogan « Des milliers de livres à ma disposition. Qui m’aidera à faire le bon choix si mon libraire n’est pas là ». Comme on peut le voir, cette campagne vise a faire du commerçant avant tout un conseiller, un prescripteur.

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