Anne Bergman-Tahon : « Si un éditeur n’est pas présent en numérique, un autre le sera à sa place. »
Le lundi 22 février, le PILEn vous invite à assister à la table ronde « Pourquoi et comment se mobiliser au niveau européen/international pour être acteur de la transition numérique du secteur du livre ? » de 14h à 15h15 au Quartier Web de la Foire du Livre de Bruxelles. Pour mieux annoncer ce riche débat, nous avons rencontré Anne Bergman-Tahon, directrice de la Fédération des Editeurs Européens, qui participera aux échanges. Un nouveau portrait de professionnel du numérique à ne pas manquer !
Pouvez-vous présenter en quelques mots la Fédération des Éditeurs européens ? Quel est son rôle et sa mission ?
La FEE (Fédération des Éditeurs européens) rassemble 28 organisations nationales et régionales d’éditeurs qui ont décidé de s’unir pour faire en sorte que leurs voix soient mieux entendues à Bruxelles. Le premier rôle de la Fédération est de représenter les intérêts des éditeurs dans un certain nombre de dossiers et, par ailleurs, de se saisir des sujets qui agitent les professionnels dans un pays lambda. Il ne faut pas oublier que ces éditeurs sont concurrents. Cependant, certains sujets législatifs peuvent intéresser de manière commune les associations d’éditeurs. Le second rôle de la FEE est d’apporter des réponses à toute une série de questions, notamment en termes d’innovation et de normalisation.
La mission de la FEE est d’autant plus importante que le monde éditorial n’est pas facile à appréhender à l’échelle européenne. Au niveau du secteur culturel du livre, l’environnement linguistique joue un rôle prépondérant. En effet, nous observons que, dans les états membres de la Fédération, les livres sont lus majoritairement dans la langue du pays. Au niveau européen, on a l’impression que le marché unique doit prévaloir sur tout. Or le marché unique a certes une grande importance mais il ne cadre pas avec la réalité du secteur éditorial. Un livre scolaire en espagnol n’aura qu’un faible intérêt en Italie par exemple. Il est parfois difficile de faire comprendre aux fonctionnaires européens qu’il n’y a qu’un intérêt limité à encourager la circulation de la littérature, étant donné la barrière de la langue.
Quels sont selon vous les principaux challenges auxquels font face les éditeurs ?
Le tout premier challenge reste celui de la lecture, le fait de continuer à créer l’envie de lire chez les différentes générations malgré les nombreuses sollicitations auxquelles elles doivent faire face aujourd’hui. Un autre challenge : les difficultés budgétaires (pour l’enseignement et les bibliothèques notamment). Il y a ensuite le challenge de l’adaptation au numérique en proposant une offre qui répond aux besoins des lecteurs. L’évolution dans le domaine de la musique (exemples de Spotify et Deezer) et du cinéma (Netflix) s’est faite de manière rapide. Concernant le livre, cela fait plus de 20 ans qu’on annonce la révolution numérique imminente. Je me souviens qu’à la fin du XXe siècle, un prix dédié au livre numérique était décerné à la Foire de Francfort. À cette époque, Microsoft prédisait la disparition des livres papier en 2014.
Il est donc clair que la transformation est plus lente que dans d’autres secteurs. Cette lenteur du marché préoccupe les éditeurs qui investissent dans le numérique, plus particulièrement dans le domaine de l’édition scolaire où les investissements sont plus élevés que les retours sur investissements. Pourtant, les éditeurs se doivent d’être présents lorsque la transition numérique s’effectuera. Car s’ils ne sont pas là, d’autres le seront à leur place. Assisterons-nous à une déferlante ou bien à une évolution progressive ? On observe par exemple que le marché ebook aux USA stagne mais cette stagnation ne signifie pas que cela ne va pas repartir à un moment ou l’autre.
Vous participez à la table ronde du 22 février qui a pour thème « Pourquoi et comment se mobiliser au niveau européen/international pour être acteur de la transition numérique du secteur du livre ? » Avez-vous quelques éléments de réponse à nous donner ?
Je pense qu’il faut se mobiliser au niveau européen, quelle que soit la catégorie d’acteurs car cela peut avoir un impact sur les règles fiscales comme la TVA ou encore la propriété intellectuelle. Il faut être présent car, malgré les disparités linguistiques et culturelles, un certain nombre de décisions peuvent être prises ensemble comme la normalisation des données bibliographiques pour une standardisation au niveau européen et une facilitation des échanges transfrontaliers. Il y a des raisons de travailler ensemble, de tirer parti des éléments qui fonctionnent bien dans d’autres pays pour innover dans son propre pays.
Que met concrètement en place la FEE pour permettre cette transition ? Comment percevez-vous le futur de l’édition ?
Notre premier rôle est de représenter l’édition auprès des institutions européennes. Nous mettons en contact les gens qui soutiennent l’innovation pour qu’ils puissent échanger. L’intérêt de la FEE est de toucher le plus grand nombre possible d’éditeurs et d’apporter, à travers la législation, une réflexion sur la façon dont l’édition peut se développer dans le futur. C’est loin d’être une science exacte mais nous pensons que, dans certains segments, la lecture numérique va s’imposer en tant que norme par rapport au papier (sans idée concrète quant à la proportion). C’est selon nous une question de génération mais aussi d’écriture. En littérature générale, il y a rarement une vraie valeur ajoutée du numérique puisqu’il ne s’agit pas d’une écriture qui nécessite absolument le recours au digital. Il est difficile de prédire le futur du marché éditorial. La transition a déjà commencé et les éditeurs doivent anticiper l’évolution de cette transition, sans aucune idée de la part que prendra le livre numérique. Même Jeff Bezos, patron d’Amazon, ne peut prédire le futur de l’édition, lui qui vient d’ailleurs d’acquérir une seconde librairie physique à San Diego.
Que pensez-vous des offres d’abonnement en illimité ? Quelles sont les implications au niveau législatif ?
En France il y a eu une réflexion par rapport à la légalité de ces offres d’abonnement (voir notre article sur le sujet). Je pense que nous devons voir comment le marché peut évoluer, quelles sont les attentes des lecteurs et comment ils vont lire. Finalement, les offres d’abonnement sont assez proches des offres de prêt en bibliothèque.
Aujourd’hui, le marché du livre numérique est dominé par les grands acteurs comme Apple et Amazon. Pensez-vous qu’il est possible de renverser la tendance ?
La domination du marché par les grands acteurs n’est selon moi pas une entière fatalité. Il y aura bien entendu toujours un rôle important pour des acteurs importants. Mais c’est également vrai pour la librairie physique avec des acteurs comme Standaard boekhandel en Flandre par exemple. Dans certains pays comme l’Allemagne, où les professionnels ont réellement pris conscience du danger, on remarque qu’Amazon et Apple ne dominent pas le marché mais que d’autres offres sont plébiscitées par les lecteurs comme Tolino. Il faut aussi savoir que certains marchés n’ont pas d’intérêt pour Amazon. Ce n’est donc pas une fatalité, surtout lorsque les gens n’auront plus des supports de lecture dédiés. Alors qu’au début la lecture numérique se faisait avant tout sur liseuse, les lecteurs passent aujourd’hui d’un support à l’autre (tablettes et smartphones).
Il y a une sensibilisation des pouvoirs publics européens envers la concurrence pour faire en sorte qu’il n’y ait pas entre les acteurs dominants et les autres des distorsions. Au Royaume-Uni, la lecture numérique est dominée par Amazon avec un taux de pénétration de 4% environ. Par contre, dans d’autres pays européens comme l’Allemagne, on observe l’apparition d’acteurs locaux dont les offres convainquent les lecteurs.
Un mot sur la TVA et la question de la propriété intellectuelle ? Une harmonisation de ces questions législatives est-elle prévue dans les différents pays européens ?
En matière de TVA, la règle qui s’applique aujourd’hui dans le secteur du livre numérique est celle du pays de destination (taux de TVA appliqué par le pays à partir duquel le lecteur a effectué l’achat). L’harmonisation n’est donc plus nécessaire puisqu’il n’y a plus de distorsions de concurrence. En effet, il n’est dès lors plus intéressant de s’installer au Luxembourg par exemple pour avoir un taux plus favorable. Les taux de TVA ne sont pas similaires d’un pays membre à l’autre. Mais est-ce nécessaire d’harmoniser ? D’autant plus qu’il est difficile de s’accorder sur un taux unique pour 28 états membres. Ce qui est important pour le secteur, c’est de parvenir à une TVA qui soit la plus faible possible afin de proposer des prix plus bas pour mieux répondre aux attentes des consommateurs.
Concernant la propriété intellectuelle, une harmonisation peut être envisagée tant qu’elle ne se fait pas au détriment de l’investissement créatif des auteurs et éditeurs, toujours dans l’optique de proposer des livres de qualité. On n’harmonise pas pour le plaisir mais seulement si cela crée des entraves au marché unique. À l’heure actuelle, ce qu’il me parait urgent d’uniformiser, ce sont les règles qui empêchent la rémunération d’acteurs sur des œuvres piratées. Ces plateformes de téléchargement illégal sont financées par la publicité ou les paiements directs. L’opération « Follow the money » a été mise en place avec pour objectif d’aller à la rencontre des acteurs qui fournissent des moyens de paiement pour les sensibiliser au fait qu’ils financent une activité criminelle et qu’ils doivent cesser cela. Il s’agit là d’un vrai besoin qui mériterait une approche commune au niveau européen.
Si vous souhaitez approfondir la question de la transition numérique du secteur du livre au niveau européen, venez assister à la table ronde du 22 février organisée par le PILEn de 14h à 15h15 au Quartier Web de la Foire du Livre !
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— Gaëlle Noëson