Data Workers, une exposition en dialogue avec les machines

Data Workers est une exposition d’œuvres et d’histoires racontées du point de vue de la narration algorithmique. À l’ère du Big Data, les entreprises créent des intelligences artificielles pour servir, divertir, classifier et connaître les humains. Le travail de ces entités machiniques est généralement dissimulé derrière des interfaces et des brevets. Dans cette exposition au Mundaneum de Mons, les conteurs algorithmiques quittent leur monde souterrain pour devenir des interlocuteurs.

L’exposition met au premier plan les « data workers » qui ont un impact sur notre vie quotidienne, mais qui sont difficiles à saisir ou à imaginer. Dans les récits grand public, l’intelligence artificielle est souvent dépeinte comme une entité mystérieuse dont les logiques échappent à notre compréhension. Elle devient l’objet de scénarios spectaculaires et parfois sinistres annonçant la conquête de l’humanité par les robots, reléguant cette sphère de recherche au rang d’un mythe tantôt utopique, souvent dystopique.

© An Mertens L'exposition juxtapose des créations numériques avec les archives du Mundaneum
© An Mertens
L’exposition juxtapose des créations numériques avec les archives du
Mundaneum

Ce que ces discours omettent, c’est la nature collaborative du travail entre humains et machines et l’enchevêtrement qui existe entre nos propres rêves, jugements et désirs et les applications façonnées dans la sphère virtuelle. Par une déambulation à travers les différentes entités qui peuplent nos expériences en ligne, l’exposition Data Workers invite les robots et les visiteurs à dialoguer ensemble pour comprendre leurs raisonnements respectifs, démystifier leurs comportements, rencontrer leurs personnalités multiples et valoriser leur travail collectif.

Des collectifs à la collectivité

L’exposition distingue plusieurs catégories ou « collectifs » correspondant à des opérations spécifiques d’intelligence artificielle. Chaque collectif représente ainsi une étape dans le processus de conception d’un modèle d’apprentissage automatique : les Écrivains génèrent leurs propres textes à partir d’immenses bases de données ; les Nettoyeurs permettent de reconnaître et de convertir des siècles de savoir en données numériques ; les Informateurs collectionnent du sens sous forme de base de données ; les Lecteurs calculent l’équivalent des mots en chiffres ; les Apprenants fouillent les données pour en extraire une grammaire et les Oracles repèrent des tendances pour prédire de nouveaux modèles. Tout ce beau monde s’allie pour créer les paysages sémantiques qui nous permettent de nous orienter en ligne.

© An Mertens
© An Mertens

S’ils peuvent nous surprendre et semblent parfois mener leur vie propre, ces travailleurs sont empreints à chaque stade des choix et des contributions de leurs auteurs humains, mais aussi du contexte culturel dans lequel ils évoluent. Loin d’une neutralité présumée, les algorithmes reproduisent les biais et les intentions parfois sous-jacentes de leurs créateurs et de leurs utilisateurs. Un exemple frappant est celui du robot Tay lancé par Microsoft en 2016, un chatbot qui imitait une adolescente sur Twitter. Bien que le bot savait distinguer un nom d’un adjectif, il n’avait aucune compréhension de la signification réelle des mots. Le robot a rapidement appris à reproduire les injures et insultes raciales des autres utilisateurs de Twitter et des attaques de trolls. Au bout d’à peine vingt-quatre heures, elle était devenue si toxique qu’elle a été retirée de la plateforme. L’apparition et la mort de Tay témoignent de la corruption de l’apprentissage automatique lorsque le contexte culturel dans lequel l’algorithme doit vivre n’est pas pris en compte. De façon plus insidieuse, le modèle créé par Amazon pour embaucher l’employé idéal s’est avéré pénaliser les femmes, car il était formé en utilisant les demandes d’emploi qu’Amazon avait reçues sur une période de dix ans. Durant cette période, l’entreprise avait surtout embauché des hommes. Au lieu de fournir la prise de décision « équitable » que l’équipe d’Amazon avait promise, le modèle reflétait une tendance biaisée dans l’industrie technologique.

En fournissant des études de cas et des histoires qui contextualisent l’utilisation des algorithmes dans les prises de décision, que ce soit au sein de la recherche scientifique ou des opérations boursières, l’exposition souligne l’importance du contexte historique qui leur donne naissance et la manière dont nous participons à les former collectivement. Au-delà de leur caractère utilitaire, les artistes participants interrogent la manière dont ces robots donnent voix à une littérature expérimentale aux potentiels poétiques en témoignant de la nécessité de s’approprier ces outils de façon critique pour imaginer d’autres possibles.

Écrire le monde commun

© An Mertens
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Data Workers est une création d’Algolit, un groupe bruxellois impliqué dans la recherche artistique sur les algorithmes et la littérature. Certaines œuvres ont été réalisées par des étudiants de Arts² et des participants à l’atelier sur le machine learning et le texte organisé par Algolit en octobre 2018 au Mundaneum. Ce lieu d’exposition n’est pas anodin ; il fait hommage aux nombreuses machines que Paul Otlet et Henri La Fontaine ont imaginées pour leur Mundaneum, le projet utopique d’un centre universel pour la connaissance. En étudiant la manière dont les nouvelles technologies façonnent notre vie, l’exposition interroge le mythe d’une Histoire universelle en soulignant à la fois le potentiel et les limites d’une telle vision. Par le biais d’histoires et de communautés, l’exposition met en lumière la manière dont le langage, y compris technologique, participe à écrire le monde commun.

Pour ceux qui désirent en apprendre plus, le catalogue de l’exposition est consultable ici.

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— Emma Kraak

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