Bandes dessinées numériques : entre attentisme et innovation

En 2013, quatorze éditeurs de bandes dessinées francophones ont rejoint la plateforme en ligne américaine comiXology. Est-ce un événement ? Non, pas vraiment. Mais c’est le signe que le neuvième art ne peut désormais plus se passer du numérique. Mais au fond, où en est-on ?

La bande dessinée, surtout en Belgique et en France, est un marché actif qui ne se porte pas trop mal. Selon l’Association des critiques et journalistes de bandes dessinées, plus de 5500 albums ont été publiés en France en 2012 (+4,28% par rapport à l’année précédente). Contrairement à ce que l’on pourrait croire, on ne bulle pas dans la BD.

Ce n’est pas une surprise si comiXology, première plateforme mondiale de distribution de BD au format numérique (180 millions de téléchargements dans le monde depuis sa création en 2007), s’intéresse au vieux continent. Quatorze éditeurs francophones viennent ajouter une partie de leurs catalogues à celui des Américains. La plupart sont de petites maisons, parfois spécialisées (notamment en mangas) comme : Ankama, Sandawe, Akileos ou Panini Comics. Mais parmi ces petits poucets, se glissent deux géants : Delcourt et Glénat. L’apport des maisons francophones se limite à 400 titres, mais l’Américain a trouvé cela suffisant pour faire traduire en français comiXology.

Ce joli coup de filet est l’occasion de se demander où se trouve la bande dessinée, par rapport au livre, dans l’aventure numérique.

La même chanson ?

Et bien à peu près au même point ! L’Association des critiques et journalistes de bandes dessinées avance le chiffre de 6 000 albums (d’autres sources sont encore plus réservées) disponibles en numérique, et assez chers. Le prix trop élevé et une offre encore famélique, ces reproches, les adeptes du livre numérique les connaissent déjà.

D’ailleurs, les questions et les doutes qui se posent chez l’un se posent chez l’autre aussi : question de droits d’auteurs, crainte de voir les ventes papier s’effondrer, etc. Bref, les éditeurs de BD sont aussi frileux que leurs homologues littéraires. « Leur premier réflexe a d’abord été de s’intéresser aux droits d’auteurs numériques, en essayant d’en exclure les auteurs, sans proposer de nouvelles créations » expliquait le célèbre scénariste Fabien Velhmann à nos confrères de Focus en mars 2013. Dans le même article, Gwenaël de Bonneval (fondateur, avec Velhmann, de la revue de bandes dessinées numérique Le Professeur Cyclope) renchérissait : « ils ne veulent pas se tirer une balle dans le pied, persuadés qu’ils sont que le numérique siphonnera l’édition papier« .

Presque !

C’est sur la question de l’homothétie que la situation est différente. Si l’édition classique se pose encore la question de son intérêt, la bande dessinée semble avoir déjà pris parti.

Et même si l’opérateur Izneo se contente de reproduire une partie du catalogue de Dupuis (par exemple), d’autres plateformes ont fait un choix plus artistique.

Les derniers programmes d’édition et de création en la matière permettent en effet aux auteurs de se lâcher. Affichage plein écran de chaque case, modèle narratif plus dynamique, insertion d’animation 2 et 3D, zoom caméra. Par essence plus visuelle que le livre, la bande dessinée numérique devient naturellement transgenre.

Quelle offre ?

Le marché de la bande dessinée est divisée en deux catégories (comme souvent sur le net) : le payant et le gratuit. À ce petit jeu-là, l’offre payante n’est pas la plus innovante. Izneo s’occupe donc de vendre ou de louer, avec ou sans abonnement, les catalogues de grands groupes francophones (Dupuis, Dargaud, Le Lombard, …). Un poil plus ambitieux, AveComics permet d’enrichir les albums de Glénat (entre autres) de sons et de vidéos. Le dernier poids lourd de la catégorie est donc comiXology, première plateforme de bande dessinée numérique de langue anglaise et dont il a déjà été question.

Du lourd en perspective, mais rien de neuf. L’offre gratuite suit un autre chemin. Éditorialement ambitieux, Delitoon, fondé par Didier Borg, responsable éditorial du label KSTR (Casterman), s’inspire des webtoons coréens, à lire en ligne. EspritBD veut donner sa chance à de jeunes créateurs en leur donnant un outil de publication. Cette plateforme pousse la lecture, non pas par planche, mais par case. Une expérience déstructurante dans cet univers souvent bien rangé. Enfin, la plus belle expérience transmédia est gratuite elle aussi : Mediaentity.  Ce projet sera décliné sous plusieurs médias (jeux vidéos, jeux de rôles, docu fiction, …). Son originalité réside surtout sur la façon dont il sera enrichi : par sa propre communauté de lecteurs. Publié sous licence Creative Commons, il peut être copié, modifié et distribué … mais pas commercialisé. Une vraie idée communautaire : on peut y voir la première bande dessinée sociale !

Il existe donc une vraie fracture dans le monde de la bande dessinée numérique. Entre les grands groupes frileux mais très puissants économiquement et les artistes indépendants, assoiffés de créations, mais qui ne pèsent rien.

Qui aura le dernier mot ? À la vue de la qualité des projets des derniers cités, on peut légitimement miser une pièce sur eux.

En fait, comme c’est la règle sur le web, c’est l’attentisme des grands groupes qui leur coutera cher. À moins que ceux-ci, comme c’est souvent la règle, ne rachètent leurs futurs concurrents pour en tirer les bénéfices. Mais ça, c’est une autre histoire, un autre débat !

Martin Boonen

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— Martin Boonen

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