Marc Hunyadi : « Avec l’extension du numérique, on diminue nos réflexions, on automatise notre désir »

Ce vendredi 9 décembre marquera le début du deuxième cycle de conférences autour du thème « Pour un numérique humain et critique » (rappelez-vous, nous vous annoncions en janvier dernier le lancement de la première saison), organisé par PointCulture en partenariat avec d’autres organisations. Si le premier cycle était dédié aux algorithmes, celui-ci s’intéressera principalement à l’intelligence artificielle. Pour l’occasion, Lettres Numériques est allé à la rencontre du premier intervenant, Marc Hunyadi, professeur de philosophie morale et politique à l’Université catholique de Louvain et auteur du livre « La Tyrannie des modes de vie ».

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1. Pourriez-vous résumer votre parcours et ce qui vous a amené à écrire « La Tyrannie des modes de vie »?

mark-hunyadiJ’ai toujours été passionné par la philosophie morale et politique, particulièrement depuis mes études. J’ai beaucoup travaillé avec le grand philosophe allemand Jürgen Habermas, qui défend une vision très particulière de la société et de la communication. Si sa démarche est tout à fait grandiose, j’ai toujours été insatisfait par son caractère rationaliste et j’ai préféré axer mes recherches sur une vision plus contextualiste, qui accorde une place centrale au vécu des membres de la société. J’en suis donc venu à réfléchir à tout ce à quoi les gens sont appelés à obéir, c’est-à-dire aux attentes de comportements, qui ne sont pas régies par des lois mais qui sont produites par la société elle-même (gagner sa vie en travaillant, savoir s’orienter dans un univers technologique, par exemple).

2. Selon vous, nous pensons donc choisir consciemment nos modes de vie alors que nous en sommes en quelque sorte prisonniers ?

C’est exact, nos modes de vie s’imposent à nous plus que nous ne les choisissons. Aujourd’hui par exemple, la communication par email est devenue la norme. Personne n’a jamais précisé qu’il devait en être ainsi, la pratique s’est simplement installée suite à une découverte technique et a induit des attentes de comportements (des délais de réponse plus courts, une disponibilité continue entre autres). Cela pèse sur nous mais nous ne l’avons pourtant pas choisi, c’est indépendant de notre volonté.

3. En quoi le numérique renforce-t-il ces modes de vie ?

Avec l’extension du numérique, les machines se substituent à nos actions et à nos réflexions grâce à l’extraction et à l’utilisation de nos données. Ce que visent les grosses sociétés telles que Google, par exemple, c’est en quelque sorte un pilotage automatique de notre existence. On nous crée des attentes avant même qu’on ne les ait, on rend nos comportements automatiques, on diminue nos réflexions, on automatise notre désir. De plus en plus de pans de notre vie sociale sont régis par ces algorithmes (voitures automatiques, recommandations d’achats, etc.).
De manière générale, on veut de plus en plus tout gouverner par des nombres. Dans le monde du travail, on évalue les employés, on leur demande également de s’autoévaluer. Tout est donc chiffré, standardisé, évalué. Cela crée une pression et les gens anticipent cette évaluation, ils savent ce qui plaît ou ne plaît pas et adaptent leurs comportements en fonction.

4. Comment pourrions-nous concrètement en sortir (vous parlez notamment d’un Parlement basé sur les réseaux sociaux) ?

Je pars du constat que nous sommes de plus en plus dépossédés de nos existences dans beaucoup de domaines. Le problème est donc de savoir comment se réapproprier nos existences et nos modes de vie et il est impossible de le faire sur une base individuelle : si une seule personne change, ça n’a pas d’impact sur le reste de la société, il faut donc agir collectivement et il faut une institution qui le permette, afin que nous puissions réfléchir, parler et délibérer ouvertement. Là, on peut se servir d’Internet pour le faire car il s’agit d’un outil extrêmement puissant et efficace pour communiquer. Internet est très fort pour la mobilisation mais pas pour la délibération.

5. Selon vous, l’éthique renforce également ces modes de vie et permet de les légitimer. Comment toutefois établir une limite à l’éthique ?

Le problème vient justement du fait qu’énormément de comités sont aujourd’hui créés pour faire respecter une certaine éthique, mais qu’aucun de ces comités ne se penche sur la robotisation en général, alors que c’est crucial. Les modes de vie échappent à toute évaluation d’éthique. Il faudrait un comité (ou parlement) qui se penche sur des questions comme la robotisation.

6. À l’heure actuelle, pensez-vous qu’il soit impossible de se créer une vie en dehors de ces modes de vie dominants ?

Je pense en effet que nous sommes réellement impuissants face à la situation actuelle. Certains parviennent bien entendu à sortir de ce cadre. Aux États-Unis notamment, il existe beaucoup de petites communautés qui vivent de manière autonome mais elles ne changent pas le système en agissant de la sorte. On ne peut réellement changer les choses sans institution dédiée.

Pour en savoir plus sur cette première séance, rendez-vous ici.

Pour retrouver le programme complet, retrouvez notre article consacré au sujet ici.

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— Mélissa Haquenne

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Mélissa Haquenne

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