Entretien avec Louis Wiart, chercheur en communication et spécialiste des plateformes culturelles

Louis Wiart est titulaire d’une chaire en communication et professeur à l’université Libre de Bruxelles. Il a notamment étudié le phénomène des communautés de lecteurs en ligne et des réseaux sociaux culturels tels que Babelio, Goodreads, Livraddict ou encore Sens Critique. Intervenant et animateur des tables rondes lors des 7e rencontres de l’édition et du numérique qui se sont déroulées le 16 mai dernier à Tourcoing, et dont nous vous faisions le compte-rendu ici, Louis Wiart fait aujourd’hui le point avec nous sur les enjeux actuels de ces communautés numériques pour le monde du livre.

Lettres Numériques : Tout d’abord, pourriez-vous vous présenter et expliquer l’objet de vos recherches en communication ?

louis wiart_portraitLouis Wiart : Je suis professeur à l’ULB depuis deux ans maintenant et mes recherches portent sur les plateformes numériques et sur la manière dont celles-ci reconfigurent les filières culturelles.

Durant ma thèse de doctorat, La prescription littéraire en réseaux (Presses de l’Enssib, 2017), je me suis concentré sur l’analyse des communautés dédiées au partage de critiques et de commentaires sur les livres. J’ai étudié à la fois les profils et les usages des internautes qui s’engagent sur ces plateformes, mais aussi les organisations qui les gèrent et les développent. Ce qui a notamment retenu mon attention, c’est le mouvement de marchandisation de ces communautés, avec l’arrivée à la fin des années 2000 d’entreprises issues du monde du livre ou de la communication qui vont lancer leurs plateformes et construire des modèles économiques fondés sur l’activité des internautes. En naviguant et en publiant des avis de lecture, les lecteurs produisent de la valeur, c’est-à-dire à la fois du trafic, des données et des contenus. Cette valeur peut être monétisée de différentes façons : systèmes d’abonnement et de comptes premium, affiliation avec des sites d’e-commerce, publicités, solutions d’enrichissement de portails de bibliothèques, vente des données des utilisateurs à des tiers, etc.

Ensuite, j’ai participé à une enquête consacrée à l’usage des réseaux sociaux dans les établissements de lecture publique, Des tweets et des likes en bibliothèque (Presses de l’Enssib, 2018), menée conjointement avec Mathilde Rimaud et Marie-Françoise Audouard. L’objectif de ce travail, commandé par la Bibliothèque Publique du Centre Pompidou et le Ministère de la Culture, était de comprendre les pratiques des établissements en matière d’animation des réseaux sociaux et leurs impacts sur les publics.

Comment définiriez-vous les rôles actuels et à venir des réseaux sociaux culturels et des communautés de lecteurs ?

Tout d’abord, c’est un phénomène qui n’est pas si récent, puisque nous pouvons voir apparaître et se structurer, depuis les années 90, des communautés de lecteurs en ligne qui s’articulent autour de différentes activités. J’en repère au moins six :

  • La circulation de l’objet livre, avec des communautés qui se réunissent autour de circuits d’échange de livres (dons, trocs, piratages, etc.). C’est le cas des plateformes de bookcrossing, où le livre est lâché dans la nature, mais avec la perspective de suivre sa trace car celui-ci est préalablement enregistré et étiqueté sur le site. Dans un tout autre genre, on a également les sites de téléchargement illégal, organisés par des « teams » de lecteurs.
  • Le financement de la création, avec des communautés qui sont mises à contribution pour financer des projets de publications. On retrouve ici les plateformes de crowdfunding.
  • La production et la sélection de la création, avec des plateformes d’autoédition qui fournissent aux auteurs des opportunités de publier directement leurs textes en direction de communautés de lecteurs et qui peuvent aussi servir à certains éditeurs de réservoir de talents dans lequel ils viennent potentiellement puiser.
  • La construction de connaissances communes : les lecteurs s’inscrivent dans un partage de significations et, à partir de celles-ci, en élaborent d’autres dans le cadre d’un travail collectif. C’est l’exemple de Wikipédia ou de la plateforme expérimentale Correct mise au point par la BnF.
  • La conversation autour du livre : les lecteurs produisent un discours sur leurs lectures à travers la publication de commentaires et de critiques, que ce soit sur les réseaux sociaux généralistes (Facebook, Twitter, Instagram) ou sur ceux dédiés aux livres, les sites d’e-commerce, les blogs et les forums de discussion. Le livre numérique permet maintenant aussi de publier des commentaires dans les marges du texte, avec la possibilité pour les lecteurs d’annoter, de commenter, de surligner certains passages et de les partager auprès d’autres personnes.

Pensez-vous que les critiques en ligne fassent de l’ombre aux médias traditionnels, ou qu’au contraire ces communautés viennent compléter le travail des journalistes culturels ?

J’ai montré dans l’une de mes études que les critiques sur Internet ne portent pas forcément sur les mêmes catégories de livre que celles publiées dans les médias traditionnels. En fait, nous avons deux phénomènes qui coexistent et qui ne sont pas incompatibles. En faisant la comparaison entre les médias traditionnels et les critiques en ligne, on se rend compte que l’on a un effet star-system, c’est-à-dire que l’on observe sur le Web un renforcement de l’attention et de la visibilité sur les ouvrages les mieux vendus et qui ont déjà été mis en lumière dans les médias comme la presse, la télévision et la radio. Les communautés de lecteurs en ligne tendent ainsi à reproduire les hiérarchies du monde traditionnel.

Cet effet-là s’opère simultanément avec un autre effet, appelé effet longue traîne : il y a une grande quantité de livres exclus des médias traditionnels, qui vont cependant être présents dans ces communautés en ligne et recueillir des critiques et des commentaires de lecteurs. Sur le Web, une visibilité est offerte à un plus grand nombre de livres, ce qui permet notamment de couvrir certains genres, comme la science-fiction, la fantasy, les polars et les thrillers, habituellement peu mis en valeur dans les médias mais très populaires en ligne.

Pour formuler les choses autrement, si dans l’univers numérique la visibilité devient accessible à un éventail très large de livres, la notoriété est plus que jamais réservée à une petite élite.

Avec ces réseaux culturels, leurs systèmes de contact et de recommandation, n’y a-t-il pas un risque pour le lecteur de s’enfermer dans une niche liée exclusivement à ce qu’il aime et ce qu’il connait déjà, et donc de moins s’ouvrir aux découvertes ?

Une étude consacrée au réseau social littéraire Anobii a en effet montré que les lecteurs ayant des goûts similaires ont tendance à se retrouver entre eux sur la plateforme. Et une fois liés entre eux, il y a une convergence encore plus forte des profils car ils s’influencent mutuellement dans leurs lectures. Ce type de réseau ne semble donc pas permettre un grand brassage culturel, mais favorise plutôt l’homophilie et l’enfermement dans des bulles. En même temps, on peut considérer que la plateforme ne fait qu’encourager et renforcer une tendance assez naturelle qui consiste à préférer se lier avec des personnes avec lesquelles on possède des affinités et des points communs.

Les professionnels du livre, tels que les éditeurs, les auteurs ou les libraires, peuvent-ils facilement s’adapter à ces nouveaux usages en ligne autour du livre ?

Ils peuvent être effectivement amenés à nouer des liens avec ces communautés de lecteurs. Mais la principale difficulté pour ces professionnels tient, selon moi, à la nécessité de devoir composer avec des codes et des logiques de communication issus du monde du Web et qui s’éloignent sensiblement de ce à quoi ils ont l’habitude.

C’est un problème qui est accentué par l’instabilité des plateformes :  les outils changent constamment, et des effets de mode se produisent, avec un turnover dans les types d’interlocuteurs identifiés comme centraux sur le Web littéraire. Pendant longtemps, les blogueurs ont occupé une place décisive, puis ils ont eu tendance à être supplantés par forums de discussion et les réseaux de lecteurs comme Babelio et Goodreads, avant que ne surgissent le phénomène des booktubeurs et, plus récemment, celui des instagrammeurs, où la mise en scène de soi et la force de l’image se conjuguent.

Ces dynamiques de popularité sont parfois compliquées à appréhender pour les professionnels du livre, d’autant qu’elles ont lieu, pour majeure partie, en dehors de leur contrôle.

Quels sont les perspectives et les développements à venir pour ces réseaux et ces communautés en ligne ?

À mon sens, plusieurs pistes se dégagent. La montée en puissance d’Instagram en termes d’audience et d’activité ne fait aucun doute. Cette tendance est à rapprocher avec une sorte de « plafond » atteint par booktube : alors même que nous évoquons depuis plusieurs années l’essor de ces nouveaux influenceurs, le fait est qu’une seule booktubeuse est aujourd’hui capable de vivre pleinement de cette activité…

L’engouement pour les podcasts, y compris dans le champ littéraire, est à suivre de près, non seulement parce que leur réalisation nécessite moins de temps et de moyens que pour les vidéos, mais aussi parce ce format rejoint parfaitement les pratiques « multitâches » de nombreux internautes. Le développement des podcasts pourrait en outre s’accélérer avec l’arrivée de nouvelles plateformes de diffusion, tels que Majelan, Acast, Tootak et Sybel, très récemment apparues sur le marché.

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— Cynthia Prévot

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