Une proposition 24 interpellante dans le rapport Lescure sur le numérique

Dans le rapport remis récemment par Pierre Lescure au gouvernement français, on peut lire plusieurs propositions concernant les bibliothèques (voir à ce sujet le billet du blog Bibliobsession), dont la proposition 24 :

« Encourager le développement d’offres en bibliothèque reposant sur un contrôle d’accès à l’abonnement et sur des DRM de type “tatouage numérique” et modifier la loi sur le prix unique du livre numérique pour obliger les éditeurs à proposer une offre claire, transparente et non discriminatoire spécifique en direction des bibliothèques. »

Les deuxième et troisième parties de cette proposition (DRM et modification de la loi sur le prix unique du livre numérique) me paraissent très encourageantes et vont bien dans le sens des attentes des bibliothèques, ce dont je me réjouis en tant qu’ardent défenseur d’un accès pour tous à la culture et à la connaissance.

Mais je souhaite me pencher ici en particulier sur le début de cette proposition, « reposant sur un contrôle d’accès à l’abonnement », assez étrange en ce sens qu’on n’y met pas en avant des objectifs mais qu’on y privilégie un moyen de les atteindre. Si ce moyen était une proposition d’action du gouvernement, on pourrait encore comprendre, mais il s’agit ici d’un modèle, retenu aux dépens d’autres et proposé aux fournisseurs de livres numériques pour les bibliothèques, qui modifierait en profondeur les missions de ces dernières et le métier des bibliothécaires. En effet, cette proposition écarte clairement le modèle actuel du prêt de documents possédés par les bibliothèques publiques pour les orienter vers un rôle de gestion de flux avec un modèle d’abonnement à des accès comme seule offre des fournisseurs de contenus.

Un bien ou un mal ? Silvère Mercier, dans son billet sur Bibliobsession, y est très favorable ; je suis personnellement plus circonspect et l’ai d’ailleurs écrit en commentaire sur son blog. Je vous propose néanmoins d’y réfléchir encore ensemble ici mais on peut déjà d’emblée se demander si c’est le rôle de l’État français de pousser les sociétés sur une voie particulière pour arriver à destination en incitant à un choix de modèle commercial unique alors que de nouveaux modèles émergent encore régulièrement dans cet univers non stabilisé…

Personnellement, je ne suis pas convaincu par le modèle des abonnements qui, à mon sens, rendent les bibliothécaires responsables de « vannes » et plus de contenus (collections). D’autant que vu la dispersion des offres de contenu et leur hétérogénéité, il me semble qu’il serait dommage qu’on ne permette pas aux bibliothécaires qui le souhaitent de rassembler eux-mêmes les contenus afin qu’ils puissent bénéficier d’une maîtrise technologique sur ceux-ci. Bien entendu, ceux qui le souhaitent doivent sans doute pouvoir laisser cela à une série d’agrégateurs externes qui proposent une offre clé-sur-porte aux bibliothécaires, mais quel en est le prix ? Ce choix comporte en effet le risque, à mon sens, soit de ne pas pouvoir proposer davantage qu’un simple site listant une série de plateformes, soit de devoir mettre en place (et adapter à chaque migration) des technologies d’interopérabilité multiples et complexes, ce qui me paraît susceptible de réduire la qualité des services et les performances :

  • des solutions de SSO (Single Sign on ; authentification unique) complexes à mettre en place et à intégrer au portail / SIGB de la bibliothèque ou du réseau de bibliothèques ;
  • des imports de métadonnées dans des formats proposés par les distributeurs qui sont rarement celui qu’attendent les bibliothécaires (Unimarc), ce qui nécessite quasi autant d’interfaces d’import que de plateformes proposant du contenu ; ces métadonnées (et les permaliens vers le fichier source) sont, selon les retours de nombreux bibliothécaires, souvent très difficiles à intégrer au catalogue de livres papier de la bibliothèque ou du réseau de bibliothèques ;
  • des outils de recherche fédérée performants qui doivent interroger simultanément une série de bases hétérogènes, ce qui est en général moins performant que sur une base centralisée gérée par ceux qui maîtrisent aussi les outils de recherche comme les OPAC de nouvelle génération (à savoir les bibliothécaires) ;
  • des outils de statistiques et de marketing ainsi que de promotion du catalogue de livres numériques proposé par la bibliothèque, outils qui apparaissent également plus ardus à mettre en place de manière efficace dans un système avec plusieurs bases distantes et hétérogènes, ce qui réduit la cohérence des résultats.

Outre les questions fonctionnelles et de performance évoquées ci-dessus, il faut considérer aussi les missions des bibliothèques publiques et notamment celle de savoir – je n’ai personnellement pas de « religion » arrêtée – si on considère que les bibliothèques publiques ont ou non une mission patrimoniale. À défaut de véritable mission de conservation, certains estiment que la bibliothèque publique a aussi pour fonction de constituer une « longue traîne » (la loi française sur les indisponibles ne réglant qu’une petite partie émergée de l’iceberg, à mon sens).

Selon la vision qu’on a des bibliothèques publiques, on sera donc sans doute plutôt favorable ou non au fait que les bibliothèques constituent des collections de livres numériques, au-delà du rôle qui leur est actuellement proposé par les fournisseurs de contenus, à savoir servir « d’opérateur » fournissant des accès temporaire à des titres qui peuvent disparaître du jour au lendemain de l’offre selon le bon vouloir du fournisseur qui, lui, n’aura très vraisemblablement aucune préoccupation patrimoniale. En effet, si Amazon s’occupe de la longue traîne, j’ose émettre quelques doutes sur le fait que cela soit dans le but d’offrir un accès pour tous à a culture et à la connaissance ou dans une vision de préservation du patrimoine de l’humanité !

Mais il faut néanmoins nuancer ce point car avec le numérique, il suffit sans doute de quelques entrepôts de conservation bien organisés pour couvrir 99 % de la production culturelle, ce qui rend sans doute beaucoup moins utile que pour le papier la conservation par les bibliothèques publiques.

Si on considère que, pour le numérique, ni la conservation ni le fait de pouvoir proposer aux citoyens les titres qui ne sont plus disponibles commercialement (ou ne sont pas disponibles à un prix démocratique) ne constituent des missions des bibliothèques publiques, alors il est certain que cela devient moins gênant que la bibliothèque ne possède plus les livres. À noter que dans un projet comme PNB (de Dilicom) qui rejoint sans doute davantage que la plupart des autres les attentes des bibliothécaires, les bibliothèques bien qu’achetant les titres à l’unité ne posséderont pas les livres non plus puisqu’elles n’achètent pas un livre mais, pour chaque titre payé, un nombre de jetons de prêt et qu’une fois le lot pour un titre épuisé, la bibliothèque n’a plus aucun droit sur ce titre…

Je vois par ailleurs un avantage intéressant à prendre des abonnements à de larges bouquets : c’est celui pour les bibliothèques de pouvoir potentiellement proposer davantage de titres à leurs usagers puisque cela revient – à court et moyen terme en tout cas – beaucoup moins cher au titre qu’une offre d’achat titre à titre.

Sur son site, le CAREL donne des recommandations parmi lesquelles on peut lire : « (…) les bibliothèques publiques doivent pouvoir constituer des collections numériques dont elles soient propriétaires de plein droit et qu’elles puissent transférer d’une plateforme à l’autre ». Ailleurs dans ces recommandations, on lit aussi : « avoir le choix entre abonnement et achat, et éventuellement avoir la possibilité de combiner les deux modèles ». Le CAREL semble donc revendiquer pour les bibliothécaires la liberté de choisir entre ces deux paradigmes.

Enfin, il me semble que quand on connaît le parcours de Pierre Lescure (ancien directeur de Canal+), on peut évidemment « subodorer » que son encouragement à aller vers des abonnements à des accès puisse prêter à caution…

Mais actuellement, c’est vrai qu’à l’exception de l’un ou l’autre (comme Numérique premium avec l’offre Histoire premium), la plupart des éditeurs ne proposent pas d’offres de contenus. Par ailleurs, les bibliothécaires ne peuvent pour l’instant légalement acheter les livres numériques et les prêter sans l’accord des éditeurs (qu’ils ne sont pas enclins à donner puisqu’ils proposent leurs contenus sous forme d’abonnements). Donc, si les éditeurs ne bougent pas, il faudra attendre la directive européenne, et plutôt qu’attendre, si on souhaite que les intérêts des bibliothèques (et notamment la possibilité pour celles-ci de choisir entre les deux types d’offres ou de les combiner) y soient défendus, bien soutenir EBLIDA.

EBLIDA est un lobby qui défend avec beaucoup de vigueur les intérêts des bibliothèques auprès de la commission européenne mais qui a bien besoin de l’aide des bibliothèques et des associations de bibliothécaires pour lutter contre les puissants lobbies des gros éditeurs d’une part, d’Amazon, Apple et Google d’autre part.

Cette association résume bien la situation dans un des documents disponibles sur son site : « les bibliothèques se retrouvent sous la menace de voir leurs capacités à assumer leurs missions réduites par le refus des maillons de la chaîne du livre d’autoriser la mise à disposition de livres numériques auprès du public via les sites web des bibliothèques, ou par des offres insuffisantes ou des modèles de prêt numérique inappropriés ».

Alors, abonnement ou achat à l’unité ? Personnellement je n’ai pas de préférence globale et il me semble que ce choix devrait dépendre du projet de chaque bibliothèque / réseau ainsi que des moyens techniques, humains et financiers à sa disposition. Et si donc, comme le suggère le CAREL, on laissait choisir chaque bibliothèque ou réseau de bibliothèques, sans se préoccuper de l’avis probablement peu impartial de Pierre Lescure… après tout, serait-ce vraiment absurde ?

Alexandre Lemaire

Voir à ce sujet le billet sur les études concernant l’introduction des livres numériques dans les bibliothèques et les librairies, ainsi que le billet sur les attentes des bibliothèques publié fin 2012 sur Lettres numériques.

Une étude très intéressante du Ministère de la Culture français insiste en effet très justement sur la nécessité que les offres soient adaptées à des groupements de bibliothèques également (départements, régions,…), le numérique ayant une dimension plus globale que le papier.

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— Alexandre Lemaire

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