Manuels scolaires : le point de vue des éditeurs

L’article de la semaine dernière sur les manuels scolaires faits maison (que l’on peut rapprocher d’un syllabus universitaire numérique) a provoqué de nombreuses réactions. Et Lettres Numériques s’en félicite. Il est toujours satisfaisant de lancer un débat. C’est pour cette raison qu’il nous a semblé intéressant de donner aux éditeurs de manuels une occasion d’exprimer leur opinion.

Le dernier article de Lettres Numériques sur les manuels scolaires présentait, entre autre, un service qu’Apple propose aux enseignants pour créer leur propre manuel. Une forme d’auto-édition en somme. Un service dont les éditeurs se méfient. Parce qu’ils y voient de la concurrence ? Pas uniquement.

À travers leurs réactions, ils ont voulu attirer l’attention sur deux éléments. Le premier est juridique, le second, plus profond, touche au métier d’éditeur lui-même.

Prudence juridique

Sur l’élément juridique, c’est Benoit Dubois, des éditions Averbode, qui se montre le plus précis, en soulignant une série d’éléments de droit, dont l’éditeur doit tenir compte. Il rappelle ainsi :

  • que les droits restent actifs jusqu’à 70 ans après le décès de l’auteur ;
  • que les droits des œuvres conservées dans les musées ne sont pas disponibles gratuitement ;
  • que les droits des interprètes sont à respecter ;
  • que les droits octroyés en France ne sont généralement pas valables en Belgique ;
  • qu’un extrait de texte n’est exempté d’autorisation qu’en-deçà de quelques lignes ;
  • qu’une mise en page originale est aussi protégée par le droit d’auteur ;
  • que les bâtiments font aussi l’objet de protection (l’Atomium par exemple n’est ainsi pas gratuitement reproductible) ;
  • que la disparition d’une maison d’édition ne signifie pas l’extinction des droits ;
  • que les personnes figurant sur une photo doivent avoir donné leur autorisation pour l’usage précis de cette photo.

Et Benoit Dubois précise même que cette liste n’est pas exhaustive. Il va plus loin et mérite d’être cité : « les ‘quelques problèmes de droits d’auteur’ non détaillés dans l’article couvrent aussi un usage abusif entre les murs de la classe ! Car une classe n’est pas un espace de non-droit ! Et l’exception pour les fins d’enseignement n’est pas extensible à l’infini !« . Tenons-nous le pour dit.

Michel Roiseu, président de la section scolaire de l’Association des Éditeurs Belges (ADEB), déclare : « les éditeurs scolaires connaissent parfaitement toute cette réglementation et sont particulièrement attentifs à ne pas l’enfreindre« . Lisez entre les lignes : « les profs, eux, n’y connaissent rien ».

Éditeur : un métier

Si ces remarques sont évidemment importantes d’un point de vue juridique (nul n’est censé ignorer la loi, il est toujours bon de le rappeler), elles le sont aussi parce qu’elles mettent en lumière le travail d’un éditeur professionnel. Françoise Goethals, directrice éditoriale chez De Boeck, en profite pour définir les missions d’un éditeur :

  • l’éditeur sélectionne et valide les contenus, il analyse les besoins des utilisateurs potentiels (élèves/enseignants) et vérifie la conformité du projet aux prescrits (programmes, compétences, éthique) ainsi que sa ‘légalité’ ;
  • l’éditeur aide ses auteurs à structurer, à planifier les apprentissages, il coordonne et met en forme/en page ;
  • l’éditeur communique, il met à disposition et rend accessibles les outils édités, il les vend et/ou les offre via des canaux multiples.

Des missions qu’exprime aussi Cathel Patte, de chez Plantyn : « la plus-value d’un éditeur est un incontournable, qui ne concerne pas tant la forme que le fond, et dont la nature réside dans la juste sélection des contenus, leur agencement, leur vérification, et leur exploitation originale à des fins d’enseignement, tout ceci suivant les lignes directrices régies par les prescrits pédagogiques de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Tout ceci permettant aux enseignants d’enseigner avec confiance car ils s’appuient sur des contenus vérifiés et exploités de manière légale, tout en libérant leur créativité pour exploiter les ressources mises à leur disposition de manière originale, dans un but commun aux professeurs et éditeurs : développer chez les élèves le plaisir d’apprendre, pour les amener à leur plus haut développement« .

En fait, l’auto-édition est même perçue comme potentiellement dangereuse, comme l’explique Stéphanie Felten, de Primento : « Il est en effet rare qu’un auteur puisse prendre suffisamment de recul par rapport à son travail pour réaliser un véritable travail d’éditeur. Sans parler de la distribution et diffusion. Au final, le fond et la forme d’un travail auto-édité et édité sont incomparables… et la disponibilité d’un manuel auto-édité reste un problème. Sur le plan scolaire, l’auto-édition ouvre également le champ libre à de nombreuses dérives en terme de qualité pédagogique.« 

Et Françoise Goethals de conclure : « c’est donc le métier des éditeurs de développer et fournir des contenus numériques, comme ils le font depuis longtemps sur papier« . Voilà qui a le mérite d’être clair.

Tous les éditeurs sont d’ailleurs d’accord pour dire que l’édition scolaire doit s’intéresser au numérique : « le numérique faisant partie de notre quotidien, il est nécessaire que l’École de demain ne creuse un peu plus encore le fossé école/société » assène Michel Roiseu. Comme une évidence.

Alors que manque-t-il pour que ça marche ? Françoise Goethals pointe plusieurs difficultés : un manque de concertation active (légitimée et encouragée) avec les pouvoirs publics, les pouvoirs organisateurs, les écoles, les enseignants, l’Inspection, etc. pour définir et cadrer les besoins et les usages ; une interopérabilité, une ouverture et une compatibilité des supports utilisés dans les écoles à perfectionner ; un manque de subventions aux écoles, etc.

Françoise Goethals est pourtant optimiste : « ensemble, osons le numérique et réinventons l’École ! Voilà le message que nous adressons à l’ensemble de la communauté éducative. Nous y croyons vraiment, mais nous ne pouvons rien faire si nous ne sommes pas associés à cette dynamique« .

Et Stephanie Felten retourne même l’équation en replaçant la balle dans le camp des éditeurs : « à l’heure de la multiplication de l’information et de sa facilité d’accès, les enseignants qui utilisent le numérique sont, plus encore que les autres, amenés à concevoir leurs cours en recourant à de multiples sources, sans se cantonner à une seule… Seraient-ils prêts à suivre un manuel numérique de part en part ? Ne serait-ce pas plus intéressant que les éditeurs mettent à leur disposition des ressources numériques variées que les enseignants pourraient utiliser/combiner à leur guise dans la préparation de leurs cours, en fonction des équipements dont ils disposent dans leurs classes, du niveau de celles-ci et des intérêts des élèves ?« . Voilà les éditeurs renvoyés à leurs réflexions.

Il est évident que par ces réactions, les éditeurs veulent marquer leur territoire dans l’univers scolaire numérique. Ils ont quelques arguments à faire valoir… même si, une fois de plus, dans ce petit microcosme, tout reste à faire. Et pendant ce temps-là, les cours doivent se donner, avec des supports en évolution. L’appel au dialogue entre enseignants et éditeurs est donc lancé.

Martin Boonen

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— Martin Boonen

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