Le livre numérique à l’épreuve du réel
Le livre numérique est léger, immatériel, inusable. Bref, voilà un objet prêt à être utilisé encore et encore, à passer de main en main, à travers les frontières. À première vue en tous cas…
En pratique, qui a déjà essayé de lire un ebook précautionneusement, sans y étaler ni miettes ni confiture, afin de pouvoir l’emballer ensuite en guise de présent ? Qui s’est déjà livré à une opération de vide-bibliothèques, pour constituer, fort de son butin, un nouveau stock de lectures pour le prochain épisode plage ? Le livre numérique se prête moins intuitivement à toutes ces pratiques.
Et pour cause: sur le marché de l’occasion, le prix moins élevé est la contrepartie du livre aux pages cornées et mouchetées de confiture. Qui irait acheter au prix plein un livre qu’il peut avoir tout aussi beau à une fraction de son prix, à condition d’attendre le temps nécessaire à sa lecture par le premier propriétaire? Les principes de la location et de la revente, vecteurs essentiels de la circulation des livres, se voient donc bousculés par l’immatérialité de l’âge informatique.
La question se pose pour les livres, mais aussi pour la musique et les logiciels informatiques. Concernant ces derniers, la Cour de justice de l’Union européenne a tranché en juillet 2012 que le droit de distribution exclusif de l’éditeur s’épuisait à la première vente d’un programme informatique en ligne avec une directive datant de 2009. En d’autres termes, les éditeurs comme Microsoft, Oracle ou SAP vendent un logiciel et non un droit à son usage. Le premier acheteur est tout à fait en droit de vendre son programme informatique sur le marché de la seconde main.
Amazon et Apple essaient-ils de prévenir The next big thing côté livre d’occasions? En tous cas, ils ont déposé en chœur, en janvier 2013, le brevet d’un système permettant aux lecteurs de revendre un livre acheté sur une de leurs plate-formes. Les (r)acheteurs et les (re)vendeurs doivent réaliser que cette revente, si elle peut libérer de la contrainte prix, ne libère pas de deux concessions majeures qu’implique déjà tout achat sur une de ces plateformes: premièrement, leurs données sont nécessairement enregistrées par le système. Aussi, techniquement parlant, Amazon est en mesure de récupérer les titres chez vous. On se rappelle du tollé qu’avait suscité, en 2009, le fait qu’Amazon efface des Kindle des livres qui avaient été téléchargés depuis un de ses éditeurs qui ne disposait en fait pas des droits de reproduction. Ironiquement, les ouvrages en question étaient d’Orwell, dont 1984 qui nous raconte ce monde futur fondé sur une société de contrôle. On ne voit pas son libraire passer par la fenêtre et dérober le volume qui se trouve sur la table de nuit ! L’épisode en avait refroidi plus d’un, même si Amazon s’était largement excusé.
Le principal obstacle à une fluidité parfaite du livre numérique est sans doute aussi ce qui la rend possible, c’est-à-dire l’absence d’un support tangible. C’est l’ensemble de la chaîne du livre qui doit s’y faire, en préservant d’une part la joie d’une oeuvre originale à la production et à la réception et, d’autre part, des intermédiaires – éditeur, libraire – qui garantissent cette qualité et ce plaisir de la création.
Crédit photo: photosvolees.canalblog.com
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— Sibylle Greindl