Livres numériques de seconde main : pour Thibault Léonard, « c’est de facto donner libre cours au piratage »
Dans le cadre de l’affaire Tom Kabinet, la Cour de Justice de l’Union européenne doit bientôt statuer sur une question qui pourrait bien être décisive pour l’avenir de l’édition numérique : celle de la licéité de la revente de livres numériques. Lettres Numériques revient sur les enjeux d’une telle décision avec Thibault Léonard, fondateur du distributeur/diffuseur numérique Primento, et vice-président de la Commission numérique de l’Association des Éditeurs belges (ADEB). Notons que c’est à titre personnel (et pas au nom de l’ADEB) qu’il a accepté de répondre à nos questions.
Remise en contexte
En 2014 était lancée Tom Kabinet, une plateforme néerlandaise dédiée à la revente et l’achat d’ebooks par des particuliers ; aubaine pour les lecteurs, cette initiative n’avait cependant guère ravi les éditeurs néerlandais à l’époque, craignant de voir prospérer le piratage et se développer un marché de seconde main parallèle, en concurrence déloyale avec le circuit de vente officiel. Mais comment fonctionne exactement Tom Kabinet ? Toujours actif aujourd’hui, le site propose aux utilisateurs de lui revendre leurs livres numériques et d’être rétribués en « crédits », qui leur permettent d’acheter à leur tour sur la plateforme des ebooks à prix réduit (2 € + 100 crédits par exemple) : pour céder leurs ebooks, il leur suffit de télécharger le lien original du fichier au format ePub et sans protection DRM, en s’engageant à supprimer leur propre copie personnelle et à certifier que l’ebook a été obtenu légalement. Un système qui repose donc uniquement sur un principe de confiance envers l’utilisateur.
Un jugement européen qui pourrait faire jurisprudence
Le conflit a été porté à plusieurs reprises devant les tribunaux par l’Association néerlandaise des éditeurs : le dernier jugement en date, délivré en 2017 par la Cour de Justice de La Haye, estimait que la responsabilité de Tom Kabinet n’était pas engagée quant aux actes de communication non autorisés au public, soit la circulation de copies piratées sur son site. L’instance juridique néerlandaise a toutefois demandé à la Cour de Justice de l’Union européenne de statuer sur la possibilité pour la plateforme d’appliquer ou non la règle de l’épuisement du droit de distribution sur les livres numériques, ce principe au centre du débat qui permet la revente d’un produit culturel légalement présent sur le marché. Très attendu par les différentes associations européennes des professionnels du livre, le verdict devrait être rendu à l’automne et pourrait bien bouleverser le marché actuel.
« Règle de l’épuisement » : livres papier versus livres numériques
En effet, le développement d’un marché de seconde main pour les livres numériques pose questions à plusieurs égards. D’abord parce que la loi européenne n’autorise pas pour l’instant de manière explicite l’application de cette règle aux contenus numériques. Contrairement au marché des livres papier où elle prévaut, la licence acquise dans le cadre d’un achat numérique ne permet pas sa revente. Une différence de régime qui s’explique par une divergence de nature entre les deux marchés. En effet, le législateur estime qu’il existe dans le cas du papier un marché de première main bien distinct du marché de seconde main, où l’auteur ou ayant droit a été pleinement rétribué : il paraît donc raisonnable qu’il n’ait plus droit à une rétribution en cas de redistribution ou revente de son ouvrage. Mais le marché du livre numérique consiste finalement en un seul marché de fichiers identiques : les copies digitales, innombrables, sont accessibles par un nombre illimité de personnes, et le marché de seconde main pourrait donc vite dépasser en taille le marché de première main.
De plus, comme l’explique Thibault Léonard, les fichiers numériques ne connaissent pas la détérioration des objets physiques, qui rend légitime la revente à moindre coût et complexifie la contrefaçon : « Ce ne sont pas des formats comparables : on ne peut pas vraiment parler de livres d’occasion dans le cas du livre numérique. Le marché de la revente au niveau du livre papier est une conséquence de l’objet qui se déprécie et qui a potentiellement une durée de vie plus ou moins limitée. Une personne achète un livre dans une librairie physique, va le lire, le transmettre à quelqu’un et le livre va se retrouver dans une brocante ou sur un site de vente d’occasion. Au final, le livre aura potentiellement trois ou quatre vies. Chaque personne va acheter un objet sensiblement différent : il aura été écorné donc l’expérience de l’utilisateur est affectée par la vie de l’objet. » Une durée de vie limitée que ne connaît a priori pas le livre numérique, inaltérable par définition, et pour lequel il est beaucoup plus difficile de différencier les copies pirates des copies légales : « La contrefaçon d’un livre numérique vendu d’occasion est extrêmement aisée puisqu’il suffit de copier le fichier. À partir du moment où l’on ouvre la porte à cette revente à grande échelle, cela revient à légitimer le piratage puisque chaque détenteur d’une copie d’un livre serait en droit de le revendre au prix qu’il désire… Les premières victimes seront bien évidemment les ayants droit, les auteurs, les éditeurs, soit la chaîne du livre dans son ensemble. »
Certes, la contrefaçon de livres papier n’est pas totalement absente, « mais c’est quand même beaucoup plus compliqué : la photocopie existe et elle affecte les éditeurs et les auteurs, mais elle est rendue compliquée par la technique. En numérique, on peut vendre une, deux, cinquante copies d’occasion, c’est très difficile de suivre. Une copie peut donner naissance à plusieurs, et c’est là que le bât blesse. »
Le risque de voir les prix du marché de première main augmenter
Thibault Léonard pose aussi la question du prix d’un livre numérique d’occasion : « Qui va fixer le prix de la vente ? Est-ce que c’est le lecteur, est-ce que c’est l’éditeur ? Si ce n’est pas l’éditeur, tout comme pour les livres papier en brocante qui sont offerts (ou à vendre à prix bradé) après avoir été lus, il y a un risque réel de déstabiliser complètement le secteur du livre. » Reconnaissant son intérêt pour le marché de l’ebook, Tom Kabinet a proposé en guise de compromis de payer les auteurs 0,05 € si les maisons d’édition acceptaient de rejoindre son programme : une solution peu satisfaisante aux yeux de Thibault Léonard. « Cette proposition est une véritable mascarade, d’autant plus que l’indemnité proposée est risible par rapport à ce qui se pratique dans le cadre d’un prêt numérique (où l’indemnité à répartir entre auteur et éditeur atteint souvent 25 % du PPHT du livre). Par ailleurs, ne rémunérer que les auteurs, c’est aussi une manière indirecte d’indiquer que le travail des éditeurs n’a pas de valeur puisque seuls les auteurs seraient indemnisés, et ce n’est pas acceptable : il ne faut pas oublier que derrière chaque livre, il y a un investissement de chacun des professionnels de la chaîne du livre (auteur, éditeur, distributeur, diffuseur et libraire), et bien évidemment, il y a un travail éditorial fait qui permet d’atteindre la qualité finale du livre. Plus généralement, je ne vois pas ce que les auteurs et éditeurs auraient à gagner d’un partenariat avec un acteur tel que Tom Kabinet. Par ailleurs, si on compare la proposition de Tom Kabinet pour le livre à d’autres domaines tels que l’informatique, cela signifierait qu’on pourrait revendre librement une licence pour un logiciel informatique tel que Microsoft Word… ce qui paraît totalement absurde. »
Quelles solutions ?
Diverses solutions pour remédier à cette problématique ont commencé à émerger dès 2013, comme nous vous l’expliquions dans un article précédent. Amazon et Apple, qui ont tous deux déposé un brevet en janvier de cette année-là pour pouvoir revendre à leurs clients tout objet digital acheté chez eux, ont tenu à appliquer un garde-fou à ce système : la copie d’un ebook ne peut en effet se trouver que chez un seul utilisateur à la fois. À l’époque, les deux géants suggéraient également de donner aux éditeurs une certaine emprise sur le phénomène, en leur permettant de limiter le nombre de reventes d’un même ebook et de fixer un prix plancher aux ebooks de seconde main. Des pistes qui n’ont toujours pas été explorées aujourd’hui. Pour Thibault Léonard, la solution passe par le streaming : « Tout comme dans le cas de l’industrie musicale ou du film, la vraie solution tient à la naissance d’acteurs qui travaillent selon des formules d’abonnement et une logique d’accès plutôt qu’une logique de propriété. »
D’autre part, le directeur de Primento voit dans le système par abonnement l’avenir des industries culturelles : « Aujourd’hui, tout semble tendre vers un système par abonnement et une économie du partage qui rémunère dignement chacun des acteurs de la chaîne. Il y a une tendance positive qui vient aussi du public, une conscientisation des consommateurs qui sont de plus en plus nombreux à estimer que les acteurs culturels ont droit à une rémunération juste. On le voit avec l’exemple du modèle payant de Spotify dans la musique ou de Netflix en ce qui concerne les produits audiovisuels. Ces entreprises se sont peu à peu structurées selon un business model incontournable, qui s’adapte aux usages des consommateurs. On a tout à y gagner : l’expérience utilisateur est bien meilleure (pas de publicité, meilleure qualité) et l’écosystème plus viable. » Dans le domaine du livre numérique, on peut prendre l’exemple réussi de Kindle Unlimited, qui propose pour 9,99 € une vaste sélection de titres. « Bien que d’autres offres similaires ne décollent pas encore réellement et que le marché du livre numérique reste marginal en regard des ventes papier pour de nombreux éditeurs (entre 3 et 15 % selon les genres et les marchés, en Europe), on ne peut contester que l’ebook s’inscrit dans une tendance à long terme qu’on constate dans bien des domaines. Par exemple, pour ce qui concerne la presse, les gens lisent de moins en moins les journaux papier aujourd’hui, mais les lecteurs sont restés fidèles à leurs quotidiens en restant au courant de l’actualité par l’intermédiaire de leur smartphone. À court terme, les gens sont fréquemment trop optimistes par rapport à la vitesse d’un changement ; ce qui est certain c’est que le marché de l’édition numérique poursuit sa progression et continue d’attirer de nouveaux lecteurs chaque mois… et ce n’est pas près de s’arrêter. »
Propos recueillis par Élisabeth Mol
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— Elisabeth Mol