L’intelligence artificielle, une concurrence pour les métiers créatifs ?
Dans notre monde moderne, les artistes ont toujours été attentifs aux nouvelles technologies, qu’ils utilisent dans leurs œuvres pour mieux s’exprimer, mais aussi parfois pour les dénoncer. L’innovation représente-t-elle un danger pour la création artistique ? Dans les années quatre-vingt, la rédaction du premier roman sur ordinateur (il s’agissait du Nom de la rose d’Umberto Eco) avait déjà provoqué de nombreux débats. Aujourd’hui, quelles sont les potentialités de l’intelligence artificielle dans le domaine artistique ?
L’intelligence artificielle était l’un des thèmes à l’honneur de la Foire du Livre de Francfort, qui s’est tenue en octobre dernier. À l’occasion d’une conférence, quatre intervenants ont été réunis afin de débattre sur le sujet : Reinhard Karger (du Centre allemand de recherche sur l’intelligence artificielle), Franziska Nori (directrice du Frankfurter Kunstverein, l’association des arts de Francfort), Holger Volland (THE ARTS+, un festival consacré aux innovations dans le domaine des industries culturelles et créatives) et Juliane Seyhan (Springer Gabler, maison d’édition allemande).
L’I.A., qu’est-ce que c’est exactement ?
L’I.A. consiste en une numérisation de la connaissance humaine : il s’agit d’apprendre à un ordinateur des compétences et des actions dont est capable l’homme de façon innée. L’intelligence équivaut à la langue. Lorsque l’on transpose des signaux acoustiques en texte, l’ordinateur sera certes capable de les reconnaître, mais pas de les comprendre. De même, il peut identifier comme tels des objets ou des personnes, mais il ne connaît pas les histoires qui se cachent derrière ces objets et personnes.
En effet, quand un être humain observe une scène où sont présents un chat, une chaise et un verre de lait posé sur une table, il en déduira sans doute tout un scénario qui se déroulera dans sa tête : le chat saute sur la chaise, renverse le lait et fait tomber le verre qui se brise au sol, risquant de le blesser.
L’ordinateur quant à lui possède des circuits neuronaux artificiels pour traiter cette information (à l’opposé des humains et animaux qui ont des circuits naturels), ce qui ne produit pas une telle interprétation de la scène. Le traitement des données se fait via des automatisations et des algorithmes : ainsi, l’iPhone est capable d’identifier des éléments sur des photos (des visages, par exemple), mais seulement à partir de catégories prédéfinies.
L’I.A. peut-elle réellement avoir des répercussions sur les métiers créatifs ? D’instinct, on aurait tendance à répondre par la négative. Le domaine de la traduction, où l’utilisation de l’intelligence artificielle est à un stade avancé, est ainsi souvent mentionné pour montrer le trou béant entre le travail d’un homme et celui d’un ordinateur. Pourtant, si l’intelligence humaine reste indispensable dans le domaine de la traduction littéraire, il faut bien admettre que la traduction automatique donne des résultats de plus en plus probants dans le cas de traductions plus techniques. Ainsi, l’outil deepL, une intelligence artificielle développée à Cologne, propose des traductions nuancées et satisfaisantes lorsqu’on a besoin d’un résultat rapide. Le fonctionnement d’une I.A. diffère complètement de celui d’un cerveau humain : quand un traducteur humain traduit, il lit d’abord le texte, réfléchit et produit finalement la traduction. Dans le cas de la traduction automatique au contraire, le texte est entré dans l’ordinateur : celui-ci calcule la probabilité de traduction à partir de milliers de traductions déjà introduites dans son système et produit ensuite le résultat qu’il estime le plus pertinent. Il ne comprend donc pas le texte et celui-ci ne provoque aucun sentiment chez lui. Il est donc évident qu’au-delà des traductions techniques et fonctionnelles (qui devront de toute façon toujours être soumises à la révision d’un œil humain), l’I.A. sera incapable de traduire de la poésie ou une fiction…
Selon Holger Volland, cofondateur de THE ARTS+, l’I.A. n’est donc pas davantage un concurrent pour les métiers créatifs qu’un pinceau ou une machine à écrire : il s’agit avant tout d’un outil, incapable d’un travail créatif. En effet, la créativité est la capacité à créer quelque chose de nouveau et à surprendre. Le processus « créatif » de l’I.A., comme nous l’avons vu dans le cas de la traduction, est intrinsèquement différent de celui de l’homme : dans l’hypothèse où il pourrait produit des résultats similaires à l’art, peut-on vraiment parler d’art sans le processus qui le précède ? Toutefois, une question essentielle se pose au-delà de la définition philosophique du travail artistique : différentes expériences l’ont montré (nous en parlerons plus loin), l’I.A. est bel et bien capable d’imitation presque parfaite et peut donc tromper le public qui réagit (d’abord) comme s’il s’agissait vraiment d’art. Nous vous en parlions en effet déjà dans un précédent article : si les ordinateurs ne sont toujours pas capables de compréhension, leurs capacités de calcul et de précision ont considérablement augmenté ces dernières années. Se pose ainsi la question du risque de manipulation. Les textes produits par l’I.A., par exemple, peuvent être perçus comme de « vrais » messages.
On peut aussi citer l’exemple de ce « nouveau » tableau de Rembrandt créé par un ordinateur, grâce à un algorithme qui avait analysé toutes ses œuvres au préalable, pour restituer un résultat troublant. On peut imaginer qu’une I.A. ayant accès à toute l’histoire de l’art pourrait ainsi créer bien d’autres tableaux de grands maîtres.
L’avènement d’un art basé sur l’I.A. ?
Cela signifie-t-il l’avènement d’un art basé sur l’intelligence artificielle ? Holger Volland répond par l’affirmative : selon lui, l’« Algo-Pop » se développera bientôt sous toutes les formes : « probablement libre de tout droit d’auteur, il sera une source d’influence pour le reste de la création ». Comme l’explique Volland, les textes que nous lisons ou entendons aujourd’hui dans les médias, tels que les bulletins d’information ou la météo, sont déjà créés automatiquement. Bientôt, toutes les tâches simples seront effectuées par les ordinateurs parce que ces derniers sont plus rapides, moins coûteux et capables de créer du contenu personnalisé.
Volland prend l’exemple d’une maison d’édition en Corée du Sud pour montrer que l’intelligence artificielle commence déjà à changer la société : celle-ci propose en effet aux étudiants des documents de préparation aux concours de la fonction publique, basés sur des algorithmes qui ont calculé la probabilité des questions. Les étudiants ne révisent donc plus toute la matière d’examen, mais seulement les questions qui sont le plus susceptibles d’être posées…
Franzika Nori, directrice du Frankfurter Kunsteverein, a donné quelques exemples de créations artistiques utilisant l’I.A.
- Une nouvelle coécrite par des humains et un programme d’I.A. a réussi à passer la première étape de sélection d’un prix d’écriture au Japon : des chercheurs ont posé la base de l’intrigue et les caractéristiques des différents personnages, avant que le robot ne s’appuie sur un corpus de textes pour produire l’histoire.
- Nous l’avons évoqué : les ordinateurs sont capables de reproduire des tableaux sur de vraies toiles. Celui de Rembrandt, riche de 148 millions de pixels, a nécessité l’analyse de 160 000 détails des œuvres du peintre, et un travail de 18 mois… On peut aussi évoquer la vente pour 380 500 € de l’œuvre Portrait d’Edmond de Belamy entièrement créée par une intelligence artificielle, et qui a suscité de très vives polémiques dans le milieu de l’art.
- L’artiste Jake Elvis a créé une Machine Learning Porn qui produit des films pornographiques : après l’analyse de centaines de films pornographiques, l’I.A. a créé des images qu’elle « pensait » similaires.
- Au Festival de Cannes, un film de science-fiction tourné à partir d’un scénario créé par une I.A. a été présenté : le résultat, pour le moins loufoque, montre bien que la machine n’est pas encore à même de créer une histoire qui ait du sens.
L’I.A., utile à l’édition ?
Depuis quelques années, le secteur de l’édition se penche également sur la question de l’intelligence artificielle et commence à l’utiliser dans le cadre du text mining, soit l’extraction de données dans une très grande quantité de documents via un algorithme. Si l’on peut envisager d’utiliser l’I.A. pour effectuer certaines tâches d’analyse, comme le filtrage de manuscrits ou la prévision des titres qui auront du succès, il apparaît clair qu’elle ne pourra jamais remplacer le feedback humain dont a besoin l’auteur pour stimuler son écriture. Selon Juliane Seyhan des éditions Springer Gabler, il s’agit donc plutôt d’élaborer une interface pertinente entre la machine/l’outil et l’éditeur. Ainsi, un chatbot (agent conversationnel) ou un assistant virtuel pourrait se révéler utile pour répondre à des questions standards, sans pour autant rompre le lien qu’entretiennent éditeur et auteur sur des problématiques plus complexes. Une autre question se pose : l’auteur acceptera-t-il de prendre en compte les retours d’un ordinateur qui aurait révisé son texte ?
On le constate jour après jour : l’intelligence artificielle ne cesse de repousser les limites de ce que l’on pensait possible. Si elle peut indéniablement représenter un gain de temps précieux dans de nombreux domaines, son utilisation ne peut se passer d’un contrôle humain : l’I.A. reste un outil, qui doit être guidé par l’homme. Et dans le monde de l’édition, la passion humaine reste le premier critère de richesse et de réussite : comme le dit Juliane Seyhan, un algorithme capable d’identifier les best-sellers est certes pratique d’un point de vue financier, mais peu intéressant d’un point de vue artistique…
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— Elisabeth Mol