Open Access et revues scientifiques : entretien avec Bernard Rentier

Bernard Rentier est un fervent défenseur du mouvement de la Science ouverte (Open Science). Grâce à lui, l’université de Liège est une figure pionnière du libre accès aux connaissances scientifiques dans le monde académique (Open Access). Il a en effet instauré ORBi (Open Repository and Bibliography), une plateforme d’archivage numérique institutionnelle, lorsqu’il était recteur de l’université. On parle aujourd’hui du « modèle liégeois ». Il est l’auteur de l’ouvrage Science ouverte, le défi de la transparence, disponible ici, pour lequel il a reçu le Prix du livre Politique 2019 lors de la Foire du livre politique. Son moto : « Un savoir enfermé est un savoir stérile. » Rencontre avec un scientifique dont la lutte politique fait avancer la science.

« Je me suis toujours intéressé à la façon dont mes publications en tant que chercheur étaient reçues, lues, citées. Nous n’avions pas accès à certaines revues que l’université n’achetait pas et elles étaient trop chères pour que nous puissions les acheter par nos propres moyens. Je me suis demandé : Comment mieux communiquer ?

Quand je suis devenu vice-recteur dans les années 2000, j’avais la recherche et les bibliothèques en charge ; j’étais donc en première ligne pour comprendre le problème que pose l’escalade des prix des revues aux bibliothèques : on n’arrive plus à toutes les acheter et il faut faire des choix.

Liège. ULg. Portrait de Bernard Rentier. Recteur de l'université de Liège. Photo : jlwertz.be
Portrait de Bernard Rentier. Recteur de l’université de Liège de 2004 à 2015. ©ULiège – Michel Houet – jlwertz.be

Et puis quand je suis devenu recteur, je me suis vraiment intéressé à l’Open Access qui était en train de naître à ce moment-là. J’ai mis sur pied un dépôt institutionnel, ORBi, dépôt obligatoire de tous les chercheurs de l’université de Liège. J’ai ajouté un détail original qui ne se faisait pas ailleurs : on ne se contentait pas de mettre un dépôt institutionnel à disposition des chercheurs ; on l’a rendu obligatoire. Pour être sûr qu’il serve et pour avoir un inventaire de ce qui est produit par la maison. On a appelé cette formule originale le “modèle liégeois”. Ce modèle n’a été véritablement efficace qu’à partir du moment où je liais le dépôt institutionnel avec l’évaluation des chercheurs. Seules comptaient les publications déposées.

Cela a été un incitant majeur de dépôt pour les chercheurs ; ensuite ils se sont rendu compte que quand ils déposaient leurs publications, ils étaient deux à trois fois plus lus que quand ils ne le faisaient pas. C’est donc vraiment un outil de propagation de l’information scientifique générée par l’université. »

Évaluation des chercheurs : le prestige des revues, ce fléau

« Tous les Open (Open Access, Open Data, etc.) se rassemblent dans l’Open Science. Et l’Open Science représente une autre manière de faire de la science : dans la transparence, où les processus de publication sont clairs et nominaux ; finies les choses qui se font en cachette, finis les comités occultes qui décident de tout.

L’Open Science prône également la transparence des critères d’évaluation des chercheurs, des critères adaptables en fonction de leur âge et de leur domaine de recherche. L’évaluation des chercheurs ne doit pas tenir compte de leurs publications, mais aussi de tout ce qui fait leur contribution à la recherche ; quand on est chercheur dans une équipe, on n’a pas nécessairement son nom en premier ou en dernier lieu sur une publication.

Avec l’Association des universités européennes (EUA, European University Association), on a fait une enquête montrant que le facteur d’impact du journal est l’élément qui décide de la valeur du chercheur (alors que cela ne le concerne pas !) dans 75 % des cas, c’est-à-dire 3 fois sur 4. Cela constitue la plus mauvaise méthode imaginable pour évaluer un chercheur ! »

Évaluation des chercheurs selon le modèle liégeois

« Chez nous [à L’ULiège], les publications considérées par le rectorat sont celles que l’on fait sortir d’ORBi. Lorsque j’en étais en charge, j’étais très rigoureux à ce propos. On a plus de 90 % de dépôt des publications institutionnelles, ce qui est énorme par rapport aux 17 % en moyenne dans les universités européennes. Si toutes les universités appliquaient ce principe-là et si tous les chercheurs du monde mettaient leurs recherches sur un dépôt institutionnel lorsqu’ils les publient, on aurait accès à toute la littérature mondiale, gratuitement et tout de suite.

Ce que nous avons fait n’est pas impossible, la preuve : ça marche. C’est bien de nous appeler le “modèle liégeois”, c’est encore mieux de le suivre. Il faut oser. Adopter ce système demande du courage, de la fermeté et de la conviction de la part des autorités.

En imposant ce système dans les universités francophones [en 2018], la Fédération Wallonie-Bruxelles a posé un acte. Elle l’a certes rendu obligatoire, mais n’a dans le fond pas mis en place un système de vérification. Le décret existe, mais n’est pas appliqué dans les faits. C’est au niveau des universités que le bras de fer doit s’opérer. La BICfB (Bibliothèque Interuniversitaire de la Communauté française de Belgique) est en principe en charge de cela ; malheureusement, elle manque de moyens. Le seul levier que la FWB puisse actionner pour obliger les gens à déposer passe par le FNRS. Ce n’est pas forcément évident. Quand je le présidais, on avait établi que tout puisse être accessible en Open Access. Aujourd’hui, j’entends des échos qui indiquent que des gens reçoivent des crédits du FNRS alors qu’ils n’ont pas rempli cette condition-là. »

Lutte contre le business frauduleux des revues scientifiques et leur monopole

« Les grandes multinationales de l’édition (Elsevier, Springer, Tyler & Francis, etc.) font du profit à 40 % sur le dos des chercheurs sans plus faire grand-chose. Ils assurent le peer reviewing – et encore là c’est discutable : on vient encore de voir dans ce contexte de pandémie avec l’article sur l’hydrochloroquine dans The Lancet comme ils se sont plantés parce que le peer reviewing n’a pas fonctionné. C’est en fait l’Open peer reviewing qui a fonctionné. C’est parce que l’article est sorti et que ceux qui l’ont lu ont pu faire leurs remarques, c’est la pression du lectorat qui a entraîné la rétraction des papiers. Non pas le peer reviewing organisé par The Lancet lui-même. Si les gens n’avaient pas réagi, il serait toujours là, cet article, alors qu’il représente une fraude manifeste.

On est à l’abri de rien, faux, fraudes. Contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire, on n’en est pas protégé par les éditeurs qui garantiraient la qualité. Un éditeur qui n’est pas un scientifique est incapable de vérifier la solidité scientifique d’un article : il faut qu’il demande à un scientifique de le faire. Tout est fait par les scientifiques : l’article, la revue de l’article, la consommation de l’article. La communauté scientifique est parfaitement autosuffisante, mais elle sous-traite (par facilité et pour des raisons de prestige) à des commerciaux qui n’ont pas de vergogne. Certains sont de vrais prédateurs. »

Le combat continue

« Maintenant que les éditeurs ont accepté que les chercheurs lisent gratuitement, le problème contre lequel il faut lutter est le principe de “payer pour publier”. On pourrait leur dire : “On publiera autrement”, or beaucoup de chercheurs continuent à publier chez Elsevier plutôt que sur une plateforme publique qui n’a pas le même prestige. Tant qu’on n’est pas débarrassé du prestige comme critère d’évaluation des chercheurs, le combat continue. »

Le numérique offre un potentiel énorme concernant la transmission des savoirs ; et comme le signale Bernard Rentier dans son ouvrage, l’informatique, le lettrisme (ou littéracie) numérique et Internet constituent des outils qui permettent aux chercheurs de se passer d’intermédiaires. Or la relation entre les chercheurs et les éditeurs de revues scientifiques est basée sur une disproportion énorme entre le travail accompli par les uns et la rémunération des autres. Pourquoi tolérer cela et considérer les articles scientifiques comme des marchandises commerciales alors qu’ils devraient constituer un savoir commun et donc un bien public ? D’autant plus que des financements publics sont attribués à la recherche. Peu d’arguments semblent encore justifier ces dérives du fonctionnement éditorial de la communication scientifique.

Pour obtenir un aperçu clair et didactique de ce que représente la Science ouverte, consultez ce document de Paul Thirion, 10 questions sur L’Open Science.

Ailleurs sur Lettres Numériques :

Retrouvez Lettres Numériques sur TwitterFacebook et LinkedIn.

— Livia Orban

Share Button