Entretien autour de l’Amazonie avec l’artiste numérique Laura Colmenares Guerra (Partie 1)

Lettres Numériques a rencontré l’artiste Laura Colmenares Guerra pour une discussion autour de son nouveau projet Rivers, actuellement en cours de production. Celui-ci explore la relation entre le langage et la construction du territoire à partir de la topographie du bassin amazonien. Ce projet souhaite offrir une autre perspective sur l’Amazonie en mêlant l’observation et l’analyse de trois axes : les métadonnées (les hashtags relatifs à l’Amazonie sur les réseaux sociaux), les données topographiques du bassin amazonien (notamment 42 rivières affluentes au fleuve de l’Amazone) ainsi que les données géoréférencées des menaces socio-environnementales présentes sur le territoire de l’Amazonie. Un projet engagé, à multiples facettes, où la nature et l’environnement sont au centre des préoccupations de l’artiste, désireuse de montrer les ravages produits par les pratiques néolibérales globalisées sous couvert de « progrès et développement ».

Lettres Numériques : Pourriez-vous vous présenter brièvement, et nous expliquer quel est votre parcours artistique ?

Laura Colmenares Guerra : Je suis artiste dans le domaine des arts numériques. Je viens de Colombie, et j’habite en Belgique depuis 17 ans. J’ai fait mes études là-bas, suivies d’un master complémentaire à Sint-Lukas, et plus récemment une spécialisation en animation 3D et cinéma VFX (effets visuels). J’ai toujours travaillé en tant que freelance dans ce domaine-là, et ce sont des techniques que j’utilise aussi dans mon travail artistique. Je crée principalement des installations, interactives ou non, dans lesquelles j’intègre des technologies en relation avec l’expérience ou l’idée que je veux développer et proposer au spectateur. Ici en Belgique, j’ai la chance d’obtenir des financements de la part de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du Gouvernement flamand pour le développement de mes projets, comme dans le cas de Rivers.

Parlons de Rivers, le nouveau projet que vous êtes actuellement en train de produire. Va-t-il suivre les thèmes de l’écologie et de la nature, que vous abordez dans la majorité de vos œuvres ?

En effet, ce sont des causes gravées en moi. Mon père était avocat en droit de l’environnement, j’ai grandi avec ces notions-là. Déjà dans les années 1980, il s’inquiétait de la privatisation des sources d’eau et des aqueducs, et l’achat de ceux-ci par des multinationales. En Colombie, dans les années 2000, il a notamment essayé de créer un référendum pour introduire l’eau comme droit fondamental dans la Constitution. Ma mère est photographe documentaliste, elle a travaillé avec beaucoup de peuples indigènes en Colombie. Par conséquent, la nature et l’écologie sont des sujets qui ont toujours fait partie de ma famille. Par ailleurs, la situation écologique dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui est très urgente. Je ne conçois pas une autre façon de travailler qu’autour de ce sujet-là, qui me semble le plus important.

Parlons de votre premier point de recherche : l’analyse des hashtags, et la constitution d’une base de données avec le lexique utilisé pour faire référence à l’Amazonie.

Rivers est un projet qui englobe plusieurs recherches. En 2018, j’ai commencé à composer une sorte de base de données expérimentale regroupant les hashtags qu’on trouve sur les réseaux sociaux par rapport à l’Amazonie, avant le boom #AmazonFires qui a eu son pic en août 2019. C’est une manière de comprendre comment l’on se relie à une problématique environnementale en tant qu’individu occidental qui se trouve derrière un écran.

J’avais cette idée de travailler sur la linguistique « moderne ». Je pense que l’utilisation des réseaux sociaux a modifié notre rapport au langage. Le hashtag est notamment un conteneur de données. Dans un même message, il peut autant faire référence à d’autres hashtags qu’à quelque chose d’extérieur qui n’a pas de relation avec les mots utilisés. Dès qu’un hashtag est de plus en plus utilisé se produit une indexation (à la manière de Google), et certaines informations deviennent plus visibles. En même temps, je me demande si le hashtag n’est pas une forme de résistance aujourd’hui. Dans le contexte de ce projet, j’analyse les données sémiotiques et sémantiques portées par les hashtags en rapport avec le bassin amazonien.

Que faut-il savoir sur l’Amazonie ?

Par le biais de cette recherche sur les hashtags, j’ai commencé à trouver des informations sur ce qui est en train de se passer dans la forêt tropicale, et quels sont les intérêts des compagnies privées dans l’exploitation de ce territoire.

C’est une source qui génère de l’énergie, notamment avec la construction de centrales hydroélectriques privatisées, en majorité chinoises ou européennes. L’Europe prétend être de plus en plus verte et éthique, mais je me rends compte que son système est toujours basé sur l’extraction et la commercialisation de produits qui ne sont pas disponibles ici. Pour produire des voitures électriques ou des panneaux solaires, il y a un besoin énorme en lithium, qui est extrait en grandes quantités notamment en Bolivie. Pareillement pour le biodiesel qui est fait avec de l’huile de palme, un business qui s’est développé partout dans les forêts tropicales. Les gouvernements collaborent avec des troupes paramilitaires illégales pour pouvoir s’approprier les terrains des communautés locales afin de pouvoir y planter cette palme. Tout cela a un énorme impact écologique et social, surtout dans les pays du tiers-monde où il y a une instabilité politique qui est générée par des processus historiques très complexes et des colonisations incessantes.

De plus, le facteur le plus important de déforestation en Amazonie est l’élevage de bétail et le marché du cuir : plus de 1,4 million de tonnes sont exportées annuellement. En effet, la forêt est intentionnellement brûlée afin de la transformer en terrains d’élevage. Le deuxième facteur de destruction est la production de soja, dont 90 % de l’export est utilisé pour nourrir le bétail.

L’Amazonie est un vaste territoire qui s’étend sur 7,8 millions de km². Son importance est très spécifique dans la régulation de la température et dans la distribution d’eau sur la planète. On y trouve des arbres vieux de plus de 100 ans, qui stockent d’importantes quantités de CO2. Lorsqu’ils sont brûlés, ce CO2 va dans l’atmosphère et augmente l’effet boule de neige du réchauffement climatique. L’Amazone déverse dans l’océan Atlantique 20 % de l’eau douce de la planète. Si on arrive à un point de non-retour (et on y est presque), cela entraînera une chaîne de réactions exponentielles, et il ne sera plus possible de faire quoi que ce soit.

Retrouvez la deuxième partie de cet entretien la semaine prochaine.

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Crédits image à la une : © Laura Colmenares Guerra – 3D Extrusion of the Amazon basin based on heightmap

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— Karolina Parzonko

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