La poétique de la technologie : conférence en trois actes

Cela fait longtemps que l’écriture n’est plus une affaire de papier. Elle défile sur les écrans et les logiciels d’édition, sur les pages de blogs personnels et les architectures plastiques de nos réseaux sociaux. Pour la plupart d’entre nous, cette évolution semble inévitable en regard du progrès technologique, d’une ergonomie de plus dans un arsenal pratique. Mais que signifie l’intégration consciente de ces outils dans une pratique d’écriture ? Lors d’une conférence au Passa Porta, trois femmes nous ont présenté leur travail et la manière dont le numérique y participe activement.

Le jeudi 25 avril dernier, le comité des jeunes rédacteurs a invité trois artistes à présenter leur démarche à la librairie Passa Porta. Cette initiative soutient les jeunes programmateurs pour témoigner des pratiques émergentes dans le domaine de la littérature. Que ce soit sous forme de programmation pure et dure ou par le biais de plateformes virtuelles comme Instagram, Allison Parrish, Zaïneb Hamdi et Cécilia Verheyden ont toutes fait le choix d’incorporer la sphère digitale dans leurs créations.

De l’écriture automatique à l’écriture automatisée

Allison Parrish est poétesse et professeure à l’université de New York, où elle enseigne le cours de Création littéraire par le code. Plus qu’un outil, elle considère l’ordinateur comme un allié. Dans son travail, elle cherche à traiter le langage comme une matière sculpturale. Les outils qu’elle mobilise lui permettent de matérialiser cette métaphore en étirant les différents paramètres qui « font langage » : en jouant sur la grammaire et le sens, mais aussi sur les qualités phonétiques et graphiques des mots. Pour Parrish, l’écriture par le code est une continuation de l’écriture automatique pratiquée par les surréalistes pour faire surgir l’inconscient. Ses poèmes générés par ordinateur partagent les qualités hypnotiques de leurs prédécesseurs humains ; des associations de sons et d’images dont l’étrangeté renvoie à une primauté du langage, ou la forme et le rythme priment sur l’interprétation.

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Un travail rigoureux de programmation lui permet de décomposer le langage pour lui donner de nouveaux agencements. L’utilisation de vecteurs, par exemple, numérise les mots en une mathématique multidimensionnelle. Ces vecteurs dessinent les mots dans des cartographies sémantiques où les chiffres déterminent la proximité de leur sens. Convertir les phrases en fractales permet de les étirer à l’infini. De la même manière, les vecteurs sonores permettent de jouer sur la phonétique, en générant des néologismes et des allitérations. Ces programmes peuvent également traduire des sonorités anglaises vers une syntaxe française ou simuler un orateur enrhumé, pour un rendu parfois comique.

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En considérant l’écriture même comme une technologie, Parrish parvient à isoler l’événement de la formation de sens pour créer des textes dont la matérialité prime sur la communication – autrement dit, dont la poésie se supplante au jugement.

Écritures plateformes

Dans un autre registre, la poétesse Zaïneb Hamdi utilise Instagram comme plateforme de prédilection. Le format épuré d’Instagram permet la diffusion de vers courts, à l’image des haïkus, ou de poèmes animés sous forme de gifs. C’est aussi la possibilité d’un rapprochement avec le public, soudain révélé par les infrastructures en réseau. Les hashtags permettent ainsi d’aller chercher différents publics en fonction de leurs inclinations. Cette immédiateté offre également un certain répit dans le processus parfois tortueux de la création, en autorisant la spontanéité et l’humour à s’infiltrer dans les fils d’actualité.

La metteuse en scène Cecilia Verheyden a créé pour wtFOCK un univers narratif qui n’existe qu’en ligne. wtFOCK est une série flamande qui suit tous les jours les vies d’adolescents via leurs identités numériques. L’écriture s’apparente ici à la mise en place de scénarios hybrides entre la fiction et la réalité, où les réseaux sociaux jouent un rôle de médiateur. Les épisodes s’écrivent de semaine en semaine en relation directe avec les réactions affectives de l’audience. À la fois objet fictionnel et objet social, la série mise sur l’interactivité et la viralité pour diffuser la vie de personnages incarnés par de vrais adolescents devenus « influenceurs ».

Il est certain que l’avenir de la création littéraire ne manquera pas de nous surprendre, que ce soit en éclatant les codes par le code ou en reconnectant les espaces virtuels à la matérialité de l’expérience.

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— Emma Kraak

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