Tanguy Habrand – Édition numérique : la quantité avant toute chose – Pour une approche raisonnée du numérique et de l’imprimé
La semaine dernière, la presse belge (La Dernière Heure, La Libre, Le Soir, rtbf.be ou encore 7 sur 7) a relayé le fait que 18 % des livres vendus en Belgique seraient des livres numériques. Ce pourcentage tiré d’une dépêche Belga apparaît dans ces articles comme une révélation, parmi d’autres chiffres, du Ministre de l’Économie Jean-Claude Marcourt. Le blog français IdBoox, spécialisé dans les technologies du livre numérique, s’est empressé de titrer, avec un sens non dissimulé de la formule, « Les Belges adorent lire en numérique », tandis que le très consulté Actualitte.com résumait en toute logique : « En Belgique, près d’un livre sur cinq serait vendu en numérique ». À l’exception notable de Jean-Claude Vantroyen (Le Soir), peu se sont émus de ce que ces chiffres n’apportaient rien de neuf en plus d’être totalement fantaisistes : ils sont issus d’une enquête du mois d’avril 2013 portant sur des tendances de l’année 2012, intitulée Observation des marchés numériques du livre. Cette enquête pour le moins expérimentale confiée à Ipsos par le PILEn, l’Adeb et la Fédération Wallonie-Bruxelles était une première tentative de jauger le numérique en Belgique, sur le mode un peu hasardeux du sondage. Cette formule déjà très limite en soi lorsque l’on souhaite objectiver des transactions au sein d’un marché – c’est au départ de questions telles que « combien de livres numériques et imprimés avez-vous acheté en 2012 ? » que des paramètres aussi déterminants que le rapport entre consommation de livres numériques et de livres imprimés sont établis – se trouve ici aggravée par le flou des questions posées et surtout du panel visé par ces questions. L’ironie de cette affaire est que ces analyses produites à la demande des acteurs du livre eux-mêmes se retournent en quelque sorte contre une partie d’entre eux – et alors que, en dehors de quelques catégories éditoriales, l’édition numérique reste un secteur tout à fait dominé et marginal.
Ce n’est pas tant pas la prétendue véracité des chiffres avancés qui retient l’attention (le fait qu’un livre vendu sur cinq soit numérique ne serait pas un problème en soi), que le déclassement – par méconnaissance ou en réponse à des intérêts stratégiques – d’un secteur professionnel qui repose d’abord sur le livre imprimé. Qu’il s’agisse des propos rapportés du Ministre Marcourt ou d’interventions du même ordre, les chiffres du numérique se trouvent un peu vite et assez souvent accolés à la baisse du chiffre d’affaire de l’édition traditionnelle, ce qui pourrait laisser entendre un lien de cause à effet entre ces deux phénomènes et discréditer, par anticipation, la part dominante de l’industrie du livre. En quelques années, malgré le fait que le tropisme de la « Mort du livre » ne date pas d’hier, nous sommes ainsi passés d’un régime où le numérique était considéré comme une extension de l’édition traditionnelle (au même titre que le livre de poche) à un régime de survalorisation technologique. Cette asymétrie (le déclin de l’imprimé vs les performances du numérique) trouve assurément sa raison d’être dans les figures, imposées en politique, de l’internationalisation et de l’emploi, des nouveaux médias et de la lecture publique, auxquelles l’édition numérique apporte un nouvel adjuvant. En amont, elle s’explique tout autant par l’énergie que dépensent un certain nombre d’acteurs à des fins de marketing de soi : des consultants indépendants, des journalistes de la rubrique « technologies », des multinationales, des prétendants à la carrière numérique ainsi que certains producteurs et médiateurs du livre imprimé inondent quotidiennement blogs et réseaux sociaux d’opinions, de liens, de slogans et d’articles de qualité inégale, avec pour seule ambition d’occuper l’espace. Que ces acteurs soient à la recherche d’un emploi, d’une promotion, de missions d’expertise, d’invitations à tenir des conférences ou de toute autre forme de pouvoir, ils contribuent à plier le discours sur le numérique à des besoins individuels et à diffuser des « observations » qui ne pourraient être qu’enthousiastes à son égard – en laissant de côté, par un recours à la mémoire sélective, les cimetières de start-ups, les promesses non tenues, la vigueur du piratage et les conditions de travail de ceux qui, en Belgique ou à l’étranger, encodent dans l’ombre les rêves d’expansion d’individus habités par l’esprit d’entreprise.
L’augmentation des ventes et des consultations est l’argument central de ce grand discours dont l’horizon d’attente est la légitimation d’un médium émergent, de ses acteurs les plus impliqués économiquement et de personnalités du monde politique pour lesquelles le progrès de la pensée est une conséquence de l’innovation. Vendre ou rendre visible est ce qui tend à valider l’efficacité du système et à justifier les efforts – physiques et intellectuels, économiques et politiques – qui lui sont consentis. C’est ainsi que du côté du Patrimoine, on se félicite des milliers de références numérisées, du pourcentage du fonds accessible en numérique, des taux de consultation par les usagers connectés ou du nombre de liseuses empruntables – là où des prêts de lecteurs VHS, DVD et de microfiches ne semblent pas avoir été envisagés à l’époque. Le leader de l’édition en ligne à compte d’auteur se vante d’avoir publié 1 791 367 livres depuis 2002, dans plus de 225 pays et territoires. Les auteurs autoédités nous divulguent combien ils vendent et combien ils gagnent. Amazon veut vendre plus – et moins cher. Les portails d’Open Access nous dévoilent leurs courbes de downloads et établissent le palmarès des chercheurs les plus consultés au niveau national et à travers le monde. Des formules all inclusive se multiplient du côté des revendeurs, avec accès illimité à des catalogues illisibles au cours d’une vie et sans garanties pour les revenus des auteurs. Les éditeurs « 100 % numérique » rendent leurs bilans publics et font de chaque cap franchi des ventes un anniversaire. Quant aux liseuses, de plus en plus proches des tablettes à bien des égards, leurs fabricants tentent de se départir de leur caractère peu spectaculaire en alignant les prouesses techniques : millions de titres disponibles, capacité de stockage, autonomie de la batterie, rétro-éclairage de l’écran, tolérance aux reflets du soleil et depuis peu aussi à l’eau puisqu’une célèbre marque vient de lancer – il était temps – un modèle Waterproof.
Bien que les lecteurs de livres numériques puissent s’adonner au plaisir du texte dans les transports en commun, sur la plage ou dans leur bain, la révolution numérique se fait attendre et tout semble indiquer qu’elle n’aura pas lieu : ce n’est pas une révolution dont il est question, mais une lente et progressive transformation des pratiques de lecture – pour ce qui est des catégories éditoriales les plus demandées en librairie en tout cas. À ce titre, la grande fracture du numérique est peut-être celle-là : cet écart entre l’attitude modérée des lecteurs et le prosélytisme de certains producteurs et médiateurs. Aux premiers qui demandent des contenus intéressants à lire ou aux jeunes qui ne liraient plus, les seconds se contentent le plus souvent de vendre une nouvelle expérience de lecture. C’est là un paradoxe qui trouvera sans doute à être levé, mais l’édition numérique parle en définitive assez peu des contenus. L’édition numérique évoque les contenus et parle rarement d’un contenu en particulier. Cette évacuation tient largement au fait qu’un large pan de l’édition numérique, dans la démarche d’autolégitimation qui est la sienne, ne peut se satisfaire d’un marketing de produit traditionnel : la machine tourne le plus souvent à vide, trop occupée à la valorisation de sa propre nature. Plus précisément, le marketing du « numérique pour le numérique » évite la question du contenu parce qu’il n’y a rien à en dire, rien qui puisse en tout cas justifier un discours spécifiquement numérique. Lorsque Gallimard, Le Seuil et Albin Michel parmi d’autres proposent la version numérique d’un livre imprimé, cette transposition est d’abord pensée comme un service offert au lecteur, tout comme le serait une édition de poche ou une édition de luxe. Elle bénéficie du travail de diffusion préalable ou simultané de la version imprimée. Il en va tout autrement de l’édition numérique envisagée comme un incubateur de concepts ou comme un marché en expansion.
Tel est le dispositif dans lequel une certaine édition numérique paraît aujourd’hui évoluer et dont la révélation invalide et abrupte des « 18 % » ne constitue finalement qu’un indice parmi bien d’autres. Cette conception de l’édition numérique nous met en présence d’un médium prolixe et autocentré, pratiquant volontiers ce que Roland Barthes avait eu l’intelligence de repérer dans ses Mythologies : la quantification de la qualité. Cette approche du numérique qui appauvrit plutôt qu’elle n’élève, qui divise plutôt qu’elle ne fédère, n’est pas la seule et ne doit pas faire oublier que le numérique compte parmi les plus grands défis de l’industrie du livre, où se trouvent débattues la coexistence du numérique et de l’imprimé, la diffusion de contenus de qualité. À force d’opposer artificiellement un monde de l’analogique et un monde du numérique, nombreux sont ceux qui ne perçoivent pas que le numérique se construit progressivement de l’intérieur et que les acteurs du numérique parmi les plus essentiels sont aussi des acteurs du livre imprimé. Il n’y a pas de Nouveau Monde et de Vieux Continent : le numérique est devenu un réflexe chez bien des éditeurs. Or le propre de tout réflexe est par définition qu’il ne se dit pas. La maturité que l’on peut espérer pour le livre numérique en tant que médium ne tient qu’à cela – lorsqu’établi en réflexe, il s’imposera de soi, dans l’industrie du livre et le silence de la lecture consentante.
Tanguy Habrand – Assistant au sein du Département des Arts et Sciences de la Communication de l’Université de Liège (Centre d’Étude du Livre contemporain) et responsable de la collection Espace Nord aux Impressions Nouvelles.
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— Rédaction