Hervé Le Crosnier : « Internet est devenu un véhicule à rumeurs »
Cette semaine avait lieu la troisième conférence du cycle « Pour un numérique critique et humain ». À cette occasion, Hervé Le Crosnier est intervenu sur le thème « Internet – entre construction des communs et machine à rumeurs ». Lettres Numériques vous livre une interview de ce spécialiste des technologies de l’Internet et de la culture numérique.
Pour ceux qui ne sont pas familiers avec ce thème, pourriez-vous définir le terme de « communs » ?
Il est difficile à définir, car les communs intègrent des pratiques différentes. Globalement, on peut parler d’un commun quand il existe :
- Une ressource ouverte au partage ;
- Une communauté qui gère cette ressource ;
- Un risque d’enclosure, c’est-à-dire quand des gens gardent la ressource pour eux-mêmes et empêchent l’accès aux autres individus ;
- Un faisceau de droits, c’est-à-dire les usages de cette ressource.
Dans ce contexte, qu’appelle-t-on les communs de la connaissance ?
Il s’agit d’une sous-partie des communs. On peut appliquer ces mêmes règles à un commun universel comme le climat. Le climat est une ressource partagée, mais il est en danger d’enclosure, car on est en train de nous interdire l’accès à un climat tempéré à cause du dérèglement climatique causé par les humains. De plus, il existe une communauté qui se mobilise pour défendre ce climat (société civile et COP). Et enfin, le faisceau de droits correspond à des formes de régulations (certaines villes limitent l’usage du diesel par exemple).
Comment Internet a accéléré et réaffirmé le rôle central des communs ?
En étant lui-même un commun. C’est compliqué, car d’une part les serveurs, les appareils de lecture (ordinateurs) et les fournisseurs d’accès (Orange par exemple) sont privés, pourtant on peut affirmer qu’Internet est une vraie ressource partagée. L’ensemble des normes, des protocoles et des logiciels permet à ces trois appareils privés de fonctionner ensemble et de partager de l’information à l’échelle mondiale. Ce partage des savoirs a un effet positif sur la société. En effet, Internet étant un commun, l’information publiée sur le net devient plus facilement une information partageable. C’est ainsi qu’ont été créés Wikipédia, les logiciels libres et les creatives commons qui permettent aux individus de diffuser leurs informations et de laisser des lecteurs les réutiliser.
Quel est l’impact au niveau du monde de l’éducation et de la politique ?
Au niveau de l’éducation, on voit le rôle que joue Internet avec les ressources éducatives libres. Il s’agit de cours, que des enseignants laissent à disposition d’autres professeurs. En France par exemple, des mathématiciens ont créé Sésamath, un site proposant des manuels de mathématiques adaptés à tous les niveaux scolaires. L’intérêt est double :
- Un apprenant peut accéder à de l’information gratuite ;
- Les enseignants peuvent échanger des cours et des ressources.
On est dans une logique générale de construction d’un ensemble qui dépasse le simple individu.
Au niveau de la politique, Internet a un double visage. D’abord c’est un excellent outil de coordination qui permet aux mouvements sociaux du monde entier de se coordonner et d’échanger des idées par-delà les langues. On a sous la main de véritables outils pour construire un commun dans le monde. Mais en même temps, Internet est devenu un véhicule à rumeurs. Alors comment ce réseau qui a été créé pour partager la connaissance, se retrouve être un réseau qui diffuse des fausses nouvelles ? Et comment faire en sorte que ce réseau favorise la diversité, la confrontation des gens entre eux, de manière à organiser un vrai débat de société ? Il est nécessaire de mettre cela en œuvre pour qu’Internet puisse servir la société.
Justement, comment faire en sorte qu’Internet soit à nouveau au service de la construction de communs ?
La réponse n’est pas simple puisqu’elle doit venir des gens et les engager. Wikipédia par exemple a trouvé une méthode en permettant à sa communauté de corriger les informations publiées par un individu s’il s’agit d’une fausse nouvelle. Peut-on généraliser cela à toute l’information ? À l’heure actuelle, il existe des bulles de filtre dans les médias sociaux et globalement on a tendance à écouter et à être ami avec des gens qui pensent comme nous, donc on ne se rend pas compte du reste du monde. Dès lors, comment faire en sorte que les algorithmes des grands médias sociaux nous confrontent à des idées et des gens différents ? Facebook cherche à trouver des solutions, mais il est guidé par son propre modèle économique qui est l’économie de l’attention et dont le but est d’amener les utilisateurs à consulter leur compte en permanence. Ce modèle empêche l’ouverture au partage et à la confrontation de pensées différentes.
Quelles sont les dérives existantes ou quelles pourraient-elles être si on n’arrive pas à maintenir Internet comme un commun ?
Il existe déjà des dérives. De l’Internet qui était un commun nous sommes en train de passer à de grands silos d’informations, le silo Google, Facebook, etc. Dès lors, les risques seraient d’arriver à des concentrations verticales qui suppriment l’interconnexion et à une hyper-concentration des acteurs. Comment peut-on penser qu’un acteur comme Facebook qui possède la moitié des internautes connectés de la planète n’a pas de responsabilités sociales ? Ce sont des questions à poser pour garantir l’Internet comme un commun. Cela passe aussi par la neutralité technique de l’Internet, c’est la première base.
Pour en savoir davantage sur le sujet, n’hésitez pas à consulter l’ouvrage d’Hervé Le Crosnier, Une introduction aux communs de la connaissance, paru aux Editions C & F.
Pour rappel, d’autres conférences du même cycle suivront, aux dates suivantes :
- Le 21 mars : Jean Lassègue – Autour de « l’informatique comme dernière étape dans l’histoire de l’écriture en occident »
- Le 18 avril : Bertrand Bergier – Sans mobile apparent
- Le 16 mai : Salon des alternatives numériques
- Le 19 juin : Miguel Benasayag – Cerveau augmenté, humain diminué
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— Elena Burgos