Art numérique : expérimentations autour des flux d’information
À l’ère du numérique et de l’actualité en temps réel, la diffusion de l’information s’est profondément transformée. Cofondateur de la Villa Hermosa, un studio de design graphique basé à Bruxelles, Lionel Maes centre ses recherches depuis plusieurs années autour des flux d’actualité, ces dépêches produites par des agences comme Belga, Reuters ou AFP et qui nourrissent les parutions quotidiennes papier (journal Métro) ou numériques (Google Actualités). Comment recevons-nous ces blocs d’informations en apparence bruts et non traités, et diffusés en flux constant sur une multitude de canaux ? Lionel Maes nous en dit plus sur ce fil rouge qui sous-tend chacun de ses projets.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours ?
J’ai commencé des études d’informatique en 2004. Parallèlement à celles-ci, je travaillais dans un collectif qui s’appelait « Un regard moderne » et, dans ce cadre, nous allions sur les sites d’actualité – à l’époque, il s’agissait essentiellement de Yahoo Actualités –, récupérions des images et dépêches d’actualité, et les détournions. C’était un journal en ligne ; nous faisions des animations Flash à partir de ce contenu. À un moment, ce projet a pris tellement de place que je me suis dit que j’allais rentrer dans une école d’art pour continuer ce travail ; j’avais envie de faire des images et pas seulement du code. Je suis donc rentré à l’ERG en Arts numériques, une section qui était en pleine mutation : j’étais le premier étudiant à sortir du Master en arts numériques comme orientation principale.
Dans ce cadre académique, j’ai développé un travail personnel où, au lieu d’aller moi-même sur les sites d’actualité pour récupérer les images, j’ai essayé de traiter du flux d’information. Je suis sorti d’une pratique de caricature, de détournement des contenus d’actualité pour aller vers de la visualisation d’informations, pour trouver une manière de traiter le flux plutôt que l’actualité en tant que telle. À ma sortie de l’ERG, j’ai un peu exercé en tant que développeur pour plusieurs studios de graphisme et au bout d’un an, en 2009, j’ai fondé avec un ami et collègue de l’ERG, Pierre-Philippe Duchâtelet le studio de design graphique La Villa Hermosa, dans lequel je travaille toujours. Nous avons toujours gardé des pratiques de commande de design graphique plutôt traditionnelles (sites web au début, pour aller par la suite vers de l’édition et de l’identité visuelle), tout en gardant une pratique personnelle. Le travail sur l’actualité, je l’ai continué au sein du studio, et par la suite dans mes installations.
Vous l’avez dit, depuis vos études, vous centrez votre travail sur la collecte à grande échelle des dépêches de presse que l’on retrouve dans les médias online et offline. Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a poussé à vous intéresser à ce sujet ?
Mon travail de fin d’études était une table multitouch. À l’époque, il n’y avait pas encore l’iPhone, et le multitouch était une sorte de révolution qui s’apparentait plus à du bricolage ; il était facile de créer soi-même un écran multitouch, il n’y avait pas encore de diffusion industrielle de cette technologie. J’ai donc créé une table multitouch qui permettait de naviguer dans un flux d’actualités et d’isoler des mots pour les mettre en relation. J’ai terminé ce travail, Homeostatic, juste après mes études dans une résidence à l’iMAL.
Vous avez ensuite élaboré Coaldigger, un programme pour automatiser la récupération d’informations. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Pour ce programme, développé au sein de la Villa Hermosa et qui fonctionne d’ailleurs encore aujourd’hui, j’ai en effet repris le travail de récupération d’informations. Tous les quarts d’heure, le programme se connecte sur Google Actualités, et pour chaque lien présent sur le site, il va consulter le site du journal en ligne et télécharger les images, les titres et les corps de texte des articles, avant de tout stocker dans une base de données. Aujourd’hui, cette base de données contient plus ou moins 500 000 articles et autant d’images. Cela constitue une espèce d’archive des informations de Google Actualités que je peux ensuite traiter pour en faire quelque chose. L’idée de base, c’est que cette matière journalistique, qui est d’abord diffusée par les agences de presse, est la plupart du temps reprise telle quelle dans les médias – il y en a tellement de toute façon que les médias n’ont souvent pas le temps de la traiter. Si on s’attarde par exemple sur le cas du journal Métro, tous les textes et images sont produits par des agences de presse, et tout l’enjeu pour moi, c’est de me mettre à la place d’un média, d’avoir accès aux mêmes informations (dépêches et images) et d’essayer d’imposer des traitements, très subjectifs, sur ces informations, et d’ainsi montrer qu’il y a un traitement qui modifie l’information diffusée. C’est un travail à contre-courant de celui réalisé par les journaux, dans le sens où ceux-ci font le moins de traitement possible pour garantir une espèce d’objectivité, alors que moi, je montre qu’il y a énormément de traitement et que celui-ci influe sur l’information.
Vous voulez dire que les agences de presse, en délivrant une information soi-disant objective, lui imposent malgré tout un traitement dans la manière dont elles présentent les différents éléments qui la compose (images, texte) ?
C’est tout à fait ça. La garantie d’objectivité des agences de presse repose essentiellement sur une certaine façon d’écrire qu’on appelle l’écriture blanche, avec des règles très précises, notamment le fait de commencer par des informations de lieu et de temps, autour desquelles on développe des informations annexes (on parle aussi d’écriture pyramidale), et surtout une écriture qui se veut très neutre. La photographie de la même façon est très codifiée : c’est toujours les mêmes points de vue, les mêmes couleurs, même ! Pourtant, une photographie, quand elle est prise, est toujours le résultat d’un point de vue. Idem avec le texte, rien que le fait qu’il passe par l’écriture et par les traitements numériques, il y a toujours une transformation. Ni la dépêche, ni l’image ne sont l’événement. Par contre, les traitements subjectifs (le fait que les infos soient rédigées par quelqu’un avec un certain point de vue, qu’elles passent par certains circuits médiatiques, qu’elles soient placées avec une certaine typographie à côté d’autres informations) modifient l’information en tant que telle. C’est ce que j’essaye de montrer en appliquant des traitements véritablement visibles.
Quelles applications concrètes avez-vous faites de ce programme ?
La première application de Coaldigger, c’était une édition en 2011. J’ai lancé le programme le premier janvier et il a récupéré toutes les dépêches, toutes les images sur une journée. Le traitement de la base de données ainsi constituée a consisté à imprimer les images par heure. Pour chaque heure, toutes les images diffusées durant ce laps de temps étaient imprimées en superposition sur une page vierge, formant ainsi des taches noires. Nous avons alors obtenu un livre de 24 pages, pour 24 heures, chacune avec ses propres superpositions d’images.
Nous avons mis en place d’autres applications, notamment avec des workshops, à l’école d’art de Valence, un autre à l’école des Beaux-Arts de Rennes, et deux ici, à Bruxelles, au 75 et à l’ERG. Dans ce cadre-là, nous demandions aux étudiants de s’emparer de la base de données, de l’interroger, d’écrire des filtres qui permettaient de créer des collections d’images. Nous avons aussi essayé de voir ce qu’il se passait lorsque l’on interrogeait la base de données avec un certain point de vue. Concrètement, lorsque l’on fait une requête à cette base de données (constituées au fil des 5 dernières années) en récupérant tous les titres qui contiennent le mot « Molenbeek » par exemple, on se rend rapidement compte du glissement sémantique que connaît le terme « Molenbeek » sur cette même période. Il évolue dans le temps et est traité autrement, progressivement, par les médias. De la même façon, les étudiants pouvaient formuler une requête à cette base de données en demandant de relever toutes les images dont la couleur dominante était le rouge. Ils créaient ainsi des collections et devaient imaginer une manière de les présenter de façon pertinente, soit via un site web, soit au travers de dispositifs d’affichage (installation), ou encore par le biais de l’édition (affiches).
Cette base de données, souhaitez-vous qu’elle puisse être utilisée un jour dans un cadre scientifique ?
En effet, tout l’aspect archivage pourra à un moment intéresser des chercheurs. Cela fait longtemps que je me dis qu’il faudrait un jour permettre un accès libre ; mais, en ce qui concerne mes projets, cela ne doit pas dépasser un cadre artistique.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre projet Homeopape, qui se situe dans lignée de ce programme ?
Ce projet est assez particulier. Depuis Homeostatic, l’installation que j’avais faite en sortant de l’ERG, je n’avais plus fait d’installation d’art numérique. Homeopape, c’est presque un travail de commande pour la Nuit blanche 2015 : les organisateurs avaient un partenariat avec l’agence de presse Belga, parce que l’événement avait lieu dans le quartier où se trouvent les bureaux de l’agence, Quai aux Pierres. Ils cherchaient un artiste prêt à travailler sur les flux d’informations. Via iMAL [association regroupant un centre d’arts numériques, un medialab et un fablab, ndlr], qui avait coproduit Homeostatic, ils m’ont donc proposé d’avoir un accès direct à leurs flux, sans aucune contrainte. Évidemment, ça m’a beaucoup intéressé parce que c’était la première fois que j’avais accès directement aux flux d’une agence de presse. Jusqu’à présent, je trouvais toujours des moyens détournés de reconstituer un flux en passant par exemple par Google Actualités, et là, j’avais un branchement direct sur Belga. L’obtention de cet accès a suffi à me convaincre !
Cela m’a permis de mettre en place une deuxième base de données qui, elle, se remplit de dépêches et d’images issues de Belga. J’y ai d’ailleurs toujours accès, je continue donc d’archiver. L’installation Homeopape fonctionne en temps réel avec les dépêches de Belga. Le principe est assez simple : à chaque fois que Belga diffuse une dépêche, elle est imprimée sur 20 imprimantes disposées sur deux étagères, et ce, sur vingt feuillets A4 différents. Le texte est ainsi réparti sur la totalité ceux-ci : on ne peut donc lire son contenu en entier qu’une fois le dernier feuillet tombé, car cela se lit de haut en bas, de droite à gauche, et provient de toutes les imprimantes. Par ailleurs, dès que texte est imprimé, le papier, son support, finit par tomber ; pour pouvoir le lire, il faut s’approcher, mais en s’approchant, on se rend compte qu’on a très peu de temps pour lire, et une fois que les feuilles tombent, elles sont dispersées par un ventilateur, ce qui fait que l’information n’est plus lisible une fois que la feuille est tombée.
Est-ce qu’il s’agit d’une métaphore, d’une manière de montrer que la surcharge permanente d’informations nous empêche de vraiment assimiler ce que nous lisons ?
Je n’aime pas trop donner d’interprétation, dans le sens où ce n’est pas seulement une métaphore. Ce qui est important, c’est de montrer un traitement qui a un caractère absurde : on imprime une information et elle disparaît tout de suite, on peut donc parler de fragmentation de l’information et de ce genre de choses, mais en soi, il s’agit simplement d’une expérience sensitive, il y a quelque chose d’assez formel. Il n’y a pas un concept préalable, c’est vraiment une expérience à vivre et pas forcément l’illustration d’une idée. Après, évidemment, il y a quelque chose qui m’intéresse dans tout ça, le fait de projeter du papier dans l’espace et de laisser l’espace se remplir de papier progressivement, c’est quelque chose qui m’intéresse, parce que c’est une œuvre qui se crée durant l’exposition, et le fait d’utiliser cette matière – les dépêches – pour les rendre illisibles, c’est sans doute un commentaire par rapport à l’actualité. Mais il y a beaucoup de choses qui se rencontrent pour créer l’objet.
Y a-t-il aussi une volonté de lier le numérique avec le papier, le concret ?
Oui, c’est important. L’idée d’Homeopape à la base, c’était de faire une imprimerie clandestine, parce que l’espace de l’exposition se situait sous un bassin, dans un souterrain, qui est en fait un abri datant de la Seconde Guerre mondiale. C’est donc un endroit très chargé historiquement, où l’on peut encore voir d’anciennes signalétiques, etc. L’idée, pour moi, était de « libérer » l’information et de permettre également aux gens de récupérer le papier et de l’emporter avec eux. C’est aussi fortement influencé par un roman de Philippe K. Dick, Doubleday (1969), qui permet sans doute de lire l’installation d’une certaine façon. Dans cette nouvelle, on y retrouve un dispositif souterrain qui continue à générer de l’information, de l’actualité alors que rien n’a survécu en surface. L’installation est directement inspirée de cette machine folle qui continue à suivre le flux d’actualité alors qu’il n’y a plus rien à traiter.
Vous participez également régulièrement aux ateliers numériques d’été à iMAL. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Je donne une formation sur les Raspberry pi depuis trois ans, de petits ordinateurs de la taille d’une carte de banque, qui fonctionnent avec Linux. J’enseigne comment les utiliser pour différents projets. Ces cartes sont celles que j’ai utilisées pour Homeopape. Elles permettent de faire des installations sans ordinateur visible, de créer un dispositif technique relativement léger.
Ce qui est intéressant à iMAL, c’est que les gens arrivent avec des projets artistiques, alors que d’autres viennent avec des projets de domotique : ils cherchent par exemple à fabriquer un appareil pour automatiser l’allumage des lumières chez eux. On remarque aussi un grand mélange de générations : des personnes de 70 ans côtoient par exemple des étudiants de 18 ans.
Quels sont vos projets actuels ou à venir ?
Le projet Homeopape m’a incité à me réintéresser à l’idée d’installation et à approfondir ma pratique artistique. J’ai donc fait une deuxième installation depuis, qui a été montrée aux Garages numériques en 2017 et qui s’appelle All work and no play. Elle est cette fois limitée à une seule imprimante qui a été modifiée pour imprimer sur un rouleau de
papier fax. Toutes les trois minutes, elle imprime une phrase qui provient des archives de Belga et contient le mot « travail ». Encore une fois, tout au long de l’exposition, il y a du papier qui se déroule et forme progressivement un tas de plus en plus grand. De plus, quand l’imprimante fait son office, la lumière s’éteint, on ne voit donc jamais l’installation fonctionner. Cela m’amuse de jouer avec le côté spectaculaire de l’art numérique. J’essaye ici de désactiver le spectacle: on s’attend à voir quelque chose se passer, mais on ne voit rien. En privilégiant une scénographie quasi théâtrale (l’imprimante est éclairée par un spot de théâtre), on renforce cette impression qu’il va se passer quelque chose. De la même façon, je me pose de nombreuses questions sur la fascination technologique et je voulais éviter cette phase de fascination qui peut empêcher selon moi de penser. Je veux éviter des dispositifs qui semblent super high-tegh, impressionnants :
j’utilise toujours du matériel courant, des imprimantes toutes simples. Je n’utilise pas non plus de technologies trop vieilles pour éviter un autre type de fascination; une espèce de nostalgie technologique dont je ne veux pas non plus.
Je travaille actuellement aussi sur un autre projet de recherche, qui utilise encore une fois les données, a priori de Coaldigger. Il jouera sur le décalage temporel, en montrant des informations dépassées depuis deux ans. Grâce à l’archivage, j’ai en effet accumulé beaucoup de vieilles informations ; plus elles sont dépassées et décontextualisées, plus cela permet de se poser des questions sur leur statut. Il y aura encore une fois un dispositif qui imprimera le tout, ou qui, en tout cas, le disposera dans l’espace d’une certaine façon. Ce projet devrait être terminé pour septembre 2019.
Pour en savoir plus sur les projets de Lionel Maes, rendez-vous sur son site personnel ou celui de la Villa Hermosa.
Propos recueillis par Élisabeth Mol.
Ailleurs sur Lettres Numériques :
Retrouvez Lettres Numériques sur Twitter, Facebook et LinkedIn.
— Elisabeth Mol