Le marché du livre numérique et la place des bibliothèques publiques (France, Québec, Italie, Espagne, Belgique) – Partie 1

J’ai effectué récemment un déplacement au Québec où j’ai pu échanger avec les bibliothécaires, les distributeurs et les éditeurs sur les questions de livres numériques, dans le cadre notamment des journées « Convergence » organisées par la société De Marque. Je vous propose de faire ici un retour des tendances observées là-bas mais aussi en France, en Italie et en Espagne dont les situations ont été présentées par plusieurs intervenants du secteur. De nombreux éditeurs et distributeurs québécois étaient également présents ainsi que quelques acteurs d’autres secteurs du livre numérique (librairies, bibliothèques, prestataires de services informatiques,…).

Premiers constats

Sur le plan des marchés de vente aux particuliers, contrairement aux marchés anglo-saxons, aucun marché n’a véritablement décollé, la plupart de ces pays affichant des taux de vente du numérique [1] (part du chiffre d’affaires total des ventes de livres) situés entre 2 et 4 % du total des ventes de livres : 2% pour l’Espagne, 2 % pour la France et 4% pour l’Italie. Le marché des ebooks québécois se comporte à peine mieux que les marchés européens, avec un taux d’environ 4%, ce qui reste là aussi bien en dessous des attentes du secteur. Il faut toutefois noter un point positif : si on ne peut certes pas encore parler de décollage, ces ventes sont en augmentation constante.

Parmi les autres constats globaux dressés par les éditeurs, il y a celui côté publics, de l’étonnant manque de présence des jeunes, y compris des étudiants, sur ce marché. Il y a aussi une diminution du prix de vente moyen en Europe (mais davantage en Italie et en Espagne qu’en France), une crainte persistante du piratage et une absence quasi totale de marché pour la littérature destinée aux enfants alors que dans certains pays, comme l’Italie, celle-ci constitue la majeure partie du chiffre d’affaires lié aux livres papier.

Le prêt numérique pour contrer le piratage

Outre la problématique très spécifique et intéressante des publics scolaires dont devrait s’emparer la commission numérique de l’ANEL, la question du piratage a également fait l’objet d’un atelier spécifique lors de la seconde journée Convergence. Un nombre significatif de participants présents (majoritairement des éditeurs) s’étant dans un sondage le premier jour prononcé en faveur de solutions alternatives aux DRM – ou en tout cas à celle d’Adobe ainsi qu’à son monopole –,  cet atelier a permis d’envisager quelques pistes.

Certains éditeurs restent favorables aux DRM comme paradigme de protection de la propriété intellectuelle mais souhaiteraient, en dehors des écosystèmes d’Apple et Amazon, pouvoir opter pour un DRM moins cher et surtout plus ouvert que celui d’Adobe. Il est en effet désormais reconnu que ce DRM et en particulier la difficulté de création d’un compte Adobe constitue un des obstacles majeurs à l’accès aux ebooks. De ce point de vue, le DRM open source LCP en préparation chez Readium semble prometteur et il y a une réelle attente à laquelle l’installation prochaine d’un labo Readium à Paris pourra peut-être enfin mettre un terme.

D’autres éditeurs et acteurs du livre numérique sont quant à eux plus intéressés par le tatouage numérique (nommé « filigrane » au Québec) qui présente de nombreux avantages pour les usagers, notamment les absences de nécessité de compte Adobe, de blocage d’usages pourtant autorisés par les législations des pays concernés, de conservation par Adobe de données personnelles des usagers,…

Enfin, deux autres voies furent évoquées pour la lutte contre le piratage, l’une répressive, l’autre préventive : la recherche de contrefaçons par le biais d’algorithmes spécialisés suivie de mises en demeure voire de poursuites et, côté préventif, le développement du prêt numérique via les bibliothèques dont on sait qu’il permet de réduire le piratage.

Ce rôle important que les bibliothèques peuvent jouer contre le piratage permet de faire la transition avec la table ronde spécifiquement consacrée aux bibliothèques l’après-midi du premier jour de Convergence.

Le succès de l’initative canadienne Pretnumerique.ca

Trois situations du prêt numérique furent présentées par les intervenants de la table ronde : celles de l’Italie, du Québec et de la Francophonie européenne (France, Belgique, Suisse). La situation de l’Espagne fut elle aussi évoquée rapidement lors des échanges avec le public.

Pretnumerique.ca est sans conteste le plus grand succès parmi les pays représentés. Il faut dire que c’est aussi l’un des premiers projets de prêt numérique lancés à grande échelle. Il en est à plus d’un million et demi de prêts en trois ans, grâce à l’adhésion de 90% des bibliothèques publiques québécoises. Le projet bénéficie aussi de l’implication de la BanQ (Bibliothèque et archives nationales du Québec), très active dans la médiation numérique et l’accompagnement des usagers sur le terrain, avec notamment des « buffets numériques » multiples, pour couvrir les différents outils de lecture ainsi qu’une expérience de pointe menée dans les aéroports et les gares de bus de Montréal et Québec : lire vous transporte.

Par ailleurs, le modèle mis en place s’est révélé gagnant-gagnant puisque si les usagers des bibliothèques y ont visiblement trouvé leur compte au vu d’un tel engouement, les auteurs, les éditeurs et les libraires semblent aussi satisfaits. En effet, ceux-ci en ont largement bénéficié puisque les ventes aux bibliothèques constituent, pour 2014, 25% du chiffre d’affaires, et ce sans constat de diminution des achats par les particuliers.

Force et faiblesse du projet PNB (France, Belgique, Suisse)

En France, en Belgique et en Suisse francophone, un projet ressort clairement pour l’offre de livres numériques des bibliothèques, c’est le projet PNB (prêt numérique en bibliothèques). Inspiré du projet québécois, PNB (voir ce billet pour une description du fonctionnement) en diffère néanmoins par une faiblesse et un point fort. Ainsi, les bibliothèques regrettent que les éditeurs français, au contraire du Québec, de l’Italie et de l’Espagne imposent une date de péremption à la licence associée à un titre acheté. Cela pose un souci par rapport à une mission essentielle des bibliothèques publiques qui tient à la proposition à leurs usagers des titres des fonds des éditeurs, autrement dit de la longue traîne, puisque ces titres étant empruntés moins fréquemment, les bibliothèques auront tendance à ne pas les acheter de crainte de ne pas pouvoir les prêter autant de fois que la licence le permet. Il faut néanmoins ajouter que plusieurs grands éditeurs / distributeurs français désireux eux aussi que leurs fonds puissent trouver acquéreurs se montrent favorables à la recherche de solutions permettant de surmonter cette limite du modèle. Un modèle hybride nouveautés / fonds, comme cela est déjà proposé dans d’autres pays, constitue certainement une voie à explorer…

Quant à la grande force du projet PNB, elle tient à ce que les éditeurs et les distributeurs français se sont montrés novateurs en n’hésitant pas à proposer aux bibliothèques de prêter un titre acheté à plusieurs usagers, simultanément. Bien qu’il y ait quand même la possibilité pour chaque éditeur de fixer un maximum de prêts simultanés autorisés, cette simultanéité constitue, pour les modèles de prêt basés sur le téléchargement et la chronodégradabilité, une des premières avancées significatives.  En effet, rares sont les projets de ce type dans lesquels on a osé se détacher un peu d’une vision homothétique du papier reproduisant artificiellement toutes les limites du monde physique. PNB apparaît donc bien comme précurseur dans la prise en compte des propriétés spécifiques du livre dématérialisé au sein d’un projet de prêt numérique. En outre la plupart des grands éditeurs et distributeurs français sont impliqués dans le projet : La Martinière/Le Seuil, Gallimard/Flammarion, les éditeurs liés au groupe Editis, ainsi que bientôt Hachette et Izneo…

Rendez-vous la semaine prochaine pour découvrir la seconde partie de ce compte rendu !


[1] Certains chiffres sont à prendre avec précaution, notamment en raison de la difficulté relevée par les éditeurs d’avoir des chiffres précis pour l’édition scolaire.

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— Alexandre Lemaire

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