Portrait de lecteurs : la lecture numérique mal aimée des « digital natives » ?

Depuis ses débuts, la lecture numérique ne cesse de rallier de nouveaux lecteurs à sa cause. Mais qui sont ces convertis ? Instinctivement, on pencherait pour les « digital natives » (également connus sous le nom de « Millenials »), ces jeunes dont l’âge varie aujourd’hui entre 18 et 34 ans et qui ont grandi au rythme d’Internet et de toutes les autres nouveautés technologiques. S’ils semblent représenter le public cible idéal sur papier, la réalité est en fait tout autre sur le terrain. Cette semaine, l’équipe de Lettres Numériques est partie à la rencontre de plusieurs lecteurs de cette génération et vous a ramené des témoignages pour le moins surprenants.

Quoi de plus naturel pour les « digital natives » que de lire en numérique ? Cette génération qui a vu entre autres naître Internet, téléphones portables et tablettes a adopté les nouvelles technologies dès le plus jeune âge et les a totalement intégrées dans son quotidien. Pourtant, lorsque l’on interroge ces lecteurs sur l’ebook, force est de constater que l’enthousiasme supposé fait plutôt place à une indifférence certaine, voire à un rejet total dans les cas les plus extrêmes.

Afin de mieux comprendre les raisons de ce scepticisme, Lettres Numériques a rencontré cinq lecteurs issus de cette génération : Anthony (25 ans), Jérémy (28 ans), Juliette (24 ans), Laura (25 ans) et Sarah (27 ans). S’il ne s’agit bien évidemment pas d’un échantillon représentatif de tous les « digital natives », leurs avis font ressortir des éléments intéressants sur la lecture numérique et corroborent plusieurs études réalisées sur le sujet. En avril 2015, Liisa McCloy-Kelley, vice-présidente et directrice du département numérique de la célèbre maison d’édition Random House, expliquait dans une interview que, malgré un intérêt accru pour les nouvelles technologies et la presse, une grande proportion des « Millenials » reste loyale à la lecture sur papier (l’interview complète est disponible ici).

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Manque d’informations, manque d’intérêt, un cercle vicieux ?

Sur les cinq personnes interrogées, le premier constat est que peu d’entre eux connaissent les supports de lecture actuels et leurs propriétés. « Je passe déjà beaucoup de temps derrière l’écran de mon ordinateur et je vois parfois la lecture d’un livre papier comme une bonne façon de m’endormir d’une façon plus « saine », affirme Laura. Pourtant, rappelons-le, s’il vaut mieux éviter de lire sur tablette avant d’aller se coucher, la liseuse est spécialement conçue pour éviter de fatiguer les yeux et de perturber le sommeil grâce au rétroéclairage. Cette confusion entre tablettes et liseuses ne date pas d’hier et certains interrogés iront jusqu’à parler de tablette numérique pour désigner les liseuses. Cette erreur n’est pas sans rappeler l’étude réalisée par Anne-Marie Chang, de l’hôpital Brigham and Women de Boston, selon laquelle la lecture numérique nuirait à la qualité du sommeil. Largement relayée par les médias, l’étude portait en fait sur la luminosité émise par les tablettes, et non par tous les supports de lecture numérique.

Ce manque de connaissances peut s’expliquer en partie par un manque d’information : « Même si je me tiens au courant des nouveautés technologiques, je ne me sens beaucoup plus informé des nouveautés en matière de téléphones/ordinateurs/tablettes que de liseuses. Pour le numérique, on entend aussi plus parler du marché de la musique ou des films que celui des livres», nous explique Anthony (ce n’est pas la première fois qu’un lecteur nous fait cette remarque, souvenez-vous). Malheureusement, à l’heure actuelle, il est vrai que le marché des ebooks occupe effectivement peu de place dans la presse quotidienne et qu’il est plutôt rare de voir des publicités pour des liseuses ou des librairies en ligne. La seule réelle exception est Amazon, sans grande surprise : puisque la lecture numérique ne représente qu’une partie des activités du site de vente, les lecteurs potentiels vont s’y rendre pour une raison x ou y et tomber sur des publicités pour la liseuse Kindle.

Si le lecteur veut se renseigner sur le marché des ebooks, c’est donc à lui de faire la démarche et d’aller chercher l’information. Or, s’il est un point sur lequel les cinq interrogés s’accordent bien, c’est le manque d’intérêt qu’ils ressentent pour la lecture numérique : « Je ne suis vraiment pas au courant des tendances, tout simplement parce que je ne m’y intéresse pas », affirme Sarah. Propos confirmés par Juliette : « Je ne suis pas au courant des tendances actuelles. Cela dit je ne pense pas passer à côté de quelque chose », et poussés plus loin par Jérémy qui ira jusqu’à qualifier la lecture numérique de « contre-naturelle ».

Malheureusement, il s’agit là d’un cercle vicieux qui semble difficile à briser : tant que les avancées en matière de lecture numérique figureront aux abonnées absentes de la presse et des médias en général, les lecteurs réticents ne s’y intéresseront pas et ne feront pas l’effort de se renseigner d’eux-mêmes.

Un attachement émotionnel au livre papier

Bien avant toutes les raisons pratiques, les lecteurs réticents au numérique avancent tous le même argument : jamais l’ebook, cet objet dématérialisé, ne pourra remplacer le livre papier. « Je n’ai pas le plaisir de sentir les pages sous mes doigts ou le poids du livre. Je n’ai pas de « souvenir » concret de ma lecture et je trouve que la magie de la lecture se perd avec la technologie », affirme Sarah. « Avec la tablette, je ne retrouve aucun des moments plaisants liés au livre : l’achat en librairie ou en seconde-main (recherche, sélection, avis du libraire, déambulation dans ces lieux magiques que sont les librairies), la manipulation (odeur, froissement des pages, découvertes de traces de lecture si seconde-main), la place accordée dans sa bibliothèque, la présentation (le montrer, le prêter) » ajoute Jérémy.

Pour Laura, plus qu’un attachement émotionnel, le livre est perçu comme un réel héritage culturel au sein d’une famille, où l’on peut se transmettre de génération en génération les livres qui ont eu une influence sur notre vie. Quant à Juliette, c’est également au niveau écologique que le bât blesse : « Un jour ou l’autre les livres seront recyclés car le papier est recyclable à l’infini. Dans les tablettes numériques, il y a des métaux lourds (voir le commerce en Afrique de ces minerais par exemple) qui sont impossibles à recycler. »

Le prix

À la question « Quel argument pourrait vous convaincre de passer à la lecture numérique ? », les réponses sont plutôt unanimes : des prix plus avantageux. « Un prix plus bas, ou alors la possibilité d’acheter d’abord le livre en version numérique, et de pouvoir par la suite payer uniquement la différence pour recevoir le livre papier (sur Amazon par exemple). La différence de prix entre un livre papier et numérique n’est souvent pas tellement grande et je trouve qu’il est psychologiquement difficile de payer aussi cher pour un objet dématérialisé. Il faut déjà acheter plusieurs dizaines de livres avant de rentabiliser le prix d’une liseuse, alors que dans certains cas, le prix Kindle est même plus élevé que le format poche. », avance Anthony ; une opinion rejointe par la majorité des interrogés.

Les avis sont donc plutôt tranchés et rejoignent des arguments régulièrement avancés par les détracteurs du numérique. Si un tel discours peut surprendre venant de cette génération de lecteurs, ce n’est finalement pas si étonnant. En effet, comparativement aux industries audiovisuelle et musicale, qui se sont développées rapidement à partir des années 1990 (tout jeune ayant grandi dans les années 1990 se souvient de son premier lecteur de cassettes, remplacé rapidement par l’incroyable lecteur CD, lui-même évincé par le mp3 à peine quelques années plus tard), et dont on parle énormément dans la presse, l’industrie du livre numérique a pris son envol sur le tard, à un moment où le livre papier faisait déjà partie intégrante des mœurs des « digital natives », et se fait encore relativement discrète. À voir si l’évolution du marché et les innovations dans le domaine (pensons notamment à la réalité augmentée qui abolit les frontières en numérique et papier), parviendront finalement à convaincre tous les lecteurs, aussi réticents soient-ils.

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— Mélissa Haquenne

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Mélissa Haquenne

Digital Publishing Professional