Fanfictions, l’écriture numérique et solidaire

Elles sont légion sur Internet, accessibles à tous et pourtant confidentielles, nichées dans des sites d’initiés, comme réservées à un cercle de passionnés qui ne veulent pas abandonner leur héros de papier préféré : les fanfictions, prolongement ou réécriture fantasmée d’une œuvre par ses fans, envahissent Internet depuis quelques années, fédérant autour d’elles de véritables communautés d’auteurs-lecteurs qui ne se contentent plus de découvrir et de lire les productions de leurs pairs au moment de la publication : encouragements, conseils et débats s’organisent désormais en parallèle de l’écriture, non plus envisagée dans un isolement et une solitude conditionnant la création, mais comme un processus collaboratif où le lecteur occupe une place essentielle dès la genèse. Lettres Numériques s’est intéressé à ce « nouveau » phénomène d’écriture exclusivement numérique et solidaire.

Un rapport horizontal à l’écriture et à la lecture

Si ces nouvelles histoires, issues de grandes sagas telles qu’Harry Potter ou Le Seigneur des anneaux, semblent avoir toujours appartenu à l’univers du Net, elles sont pourtant d’abord apparues en version papier dans les années 1970 : propres à l’univers de la science-fiction, les fanzines, magazines amateurs rédigés par les fans et distribués à l’occasion de conventions, regorgeaient de fanfictions. À l’époque, les auteurs se contentaient d’envoyer leurs histoires à des éditeurs de fanzines, ou les faisaient lire à un cercle restreint d’amis avant la parution. Une fois la fanfiction publiée, ils recevaient rarement un retour : limité par le nombre d’exemplaires publiés (souvent quelques centaines), le lectorat ne pouvait guère s’étendre.

Tout a changé avec l’avènement d’Internet : à un niveau sociologique tout d’abord ; l’univers très masculin des fanfictions de science-fiction s’est progressivement étendu à d’autres genres (fantastique, mangas, etc.) et s’est considérablement féminisé (75 à 80 % de femmes aujourd’hui). Autre bouleversement de taille : les sites de publication en ligne, tels que Fanfiction.net, le plus fréquenté et le plus prolifique d’entre eux, permettent de publier soi-même ses écrits et donnent accès à un public autrement plus vaste, capable de réagir très rapidement. Le plus souvent publiées par chapitre de quelques pages, sur le modèle des feuilletons d’autrefois, les fanfictions recueillent en effet à chaque publication les commentaires des lecteurs, positifs ou négatifs. Mais les commentateurs, eux aussi passionnés par l’univers développé par l’auteur, se contentent rarement d’exprimer un simple avis : ils encouragent aussi l’auteur dans une voie plutôt qu’une autre à travers les fameuses « reviews », auxquelles ce dernier ne manque généralement pas de répondre. Se tisse ainsi une relation suivie et quotidienne entre les deux acteurs sur le site, où la communauté joue un véritable rôle pédagogique. L’auteur lui-même est d’ailleurs parfois le premier à solliciter l’avis des lecteurs : les sites de fanfiction mettent en effet à sa disposition des fonctionnalités permettant d’ajouter des notes en marge des chapitres pour encourager le lectorat à donner son avis sur la qualité du texte ou la suite à lui donner.

Une influence du lectorat dès la naissance du projet

Pour éviter fautes d’orthographe et de syntaxe ou incohérences dans l’histoire, un système de relecture, accessible sur le site, s’est d’ailleurs mis en place entre les membres des communautés ou fandoms (un fandom correspondant à l’univers de fiction original dont la fanfiction est tirée, Star Trek par exemple) avant même la publication : à l’image du fonctionnement d’un site comme Wikipédia, un travail collaboratif se développe en effet entre lecteurs, où certains, appelés bêta-lecteurs, endossent donc un rôle d’éditeur, chargés d’améliorer le récit mais aussi de s’assurer qu’il reste en conformité avec l’esprit de l’univers originel. Certains bêta-lecteurs sont spécialisés dans des catégories (action/aventure, crime, famille, fantasy, horreur, humour, surnaturel, etc.), voire même dans des sous-catégories. Celles-ci obéissent à une labélisation très précise issue de l’anglais : « Fluff » correspond par exemple aux histoires romantiques et un peu niaises sans réel scénario, à ne pas confondre avec les « SAP », ces histoires à l’eau de rose qui versent sans hésiter dans un style fleur bleue. Dans l’optique d’accroître encore le partage d’opinions, Fanfiction.net s’est doté depuis peu d’un système de sondages à choix multiples, qui permet aux membres de la communauté de poser des questions précises sur leur fiction. Les forums qui se développent en parallèle de l’univers purement fictionnel se transforment parfois en véritables espaces de débat numérique.

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Capture d’écran Fanfiction.net : quelques exemples de fanfictions sur Harry Potter

Une formation accélérée au métier d’auteur ?

Marissa Meyer, auteure star de la littérature adolescente (Le Gang des prodiges, Pocket jeunesse, 2018) a fait ses premières armes dans l’univers de la fanfiction, où elle écrivait des mangas dérivés de Sailor Moon. Interviewée par le journal Le Monde en mars, elle confiait les leçons que lui avait apportées cette expérience, où la proximité avec son lectorat et le partage quotidien de ses écrits ont eu un impact décisif : « Si j’avais directement écrit des récits classiques originaux, il n’y aurait pas vraiment eu de monde avec qui j’aurais pu partager mon travail au début. Dans la fanfiction, la communauté de fans inspire, encourage et a un véritable impact sur les auteurs. Ça a eu de l’influence non seulement sur mon style d’écriture, mais aussi cela m’a appris à persévérer et à tenir des dates butoir, parce que les fans attendent un chapitre chaque semaine. Cela m’a appris à être écrivaine professionnelle même si je n’étais pas payée pour ça. »

Certains auteurs réticents à l’appropriation de leur œuvre

Moyen de communication privilégié entre auteur et lecteur, la fanfiction induit ainsi un nouveau rapport vis-à-vis de l’œuvre : si celle-ci suscite toujours une grande fascination, elle peut maintenant être critiquée, amendée, détournée, réinterprétée et ainsi appartenir complètement à son lectorat. Si certains auteurs tels que J.K. Rowling approuvent largement ce phénomène, d’autres y sont plus réticents : même si les fanfictions sont la plupart du temps tolérées tant qu’elles ne font pas l’objet d’une transaction commerciale, la loi autorise toutefois les auteurs, en vertu du droit moral (soit le droit pour le créateur original d’une œuvre de juger si l’œuvre dérivée nuit à la sienne), à demander leur suppression, voire même à lancer une action en justice pour obtenir réparation.

Les fanfictions sont-elles synonymes d’une prise en otage de l’œuvre ou la preuve de sa vivacité ? Cette pratique très codée, qui ouvre grand la porte à la créativité, marque en tout cas un tournant certain dans le monde de la création littéraire.

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— Elisabeth Mol

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