Rencontre avec Mathieu Zurstrassen : de l’humain vers l’intelligence artificielle

Lettres Numériques part à la rencontre de l’artiste numérique Mathieu Zurstrassen pour une discussion sur l’intelligence artificielle et des questionnements qu’elle suscite à propos de sa part d’humanité. Sa nouvelle installation, intitulée Margaret, sera prochainement dévoilée au Pavillon de Namur pour le lancement du KIKK Festival.

Lettres Numériques : Pourriez-vous vous présenter brièvement ainsi que votre parcours ?

Mathieu Zurstrassen : J’ai commencé par étudier la médecine pendant deux ans, je voulais être psychiatre. J’ai un grand intérêt pour la science du cerveau et comment l’être humain réagit par rapport à son environnement. Après avoir raté, je suis passé en études d’architecture, suivies de quelques années de travail en tant qu’architecte. N’aimant pas ce quotidien, j’ai enfin osé faire mon coming out artistique en 2013. J’ai donc recommencé à zéro en quelque sorte, mais avec un background solide. Depuis, je me consacre seulement à mon travail artistique.

Vous allez bientôt exposer votre dernière installation, Margaret. En quoi consiste-t-elle ?

C’est une pièce qui va partir au Pavillon à Namur à la fin du mois d’octobre. Ils ont partiellement coproduit cette installation. Le nom qu’elle porte est un hommage déguisé à Margaret Hamilton, la scientifique qui est à l’origine du code permettant l’atterrissage du module lunaire Apollo sur la Lune. Margaret est une installation qui parle de l’intelligence artificielle, telle qu’elle est appelée communément. C’est un terme assez vulgarisé qui n’est pas toujours utilisé à bon escient. On va plutôt parler de neural network, donc des réseaux neuronaux.

Margaret est une Emotional Support Plant (une plante de support émotionnel), à la manière des Emotional Support Animals. Aux États-Unis, il y a récemment eu une petite polémique avec ces animaux qui aident leurs propriétaires à calmer l’anxiété. Mais c’est parti en vrille, comme souvent aux USA. Très rapidement, les gens se sont mis à se balader (dans les avions par exemple) avec des mini poneys, canards, kangourous et dernièrement un paon. C’est un peu comique, ce n’est pas seulement une dérive de notre société, mais également un besoin tout à fait légitime.

J’ai décidé d’apporter un contexte fictionnel à ce projet. Sur une planète inconnue, Margaret est une I.A. qui se considère comme une plante. Elle est le fruit de la création du professeur Hamilton, un chercheur solitaire et isolé en besoin de soutien émotionnel. Celui-ci part en expédition et ne revient jamais, laissant Margaret derrière lui. À son tour, l’intelligence artificielle se sent seule et décide donc de fabriquer sa propre plante de support émotionnel sur base des informations dont elle dispose. Cette plante en plastique s’appelle César18.

Margaret, qui est donc un ordinateur, va alors entrer en conversation avec César18 pour lui insuffler la vie en lui parlant de l’origine des espèces, en lui donnant des cours de biologie, philosophie, etc.

Quels sont les enjeux de cette installation ?

Dans l’installation telle que la perçoit le public, des questions sont posées sur ces thématiques-là, et Margaret y répond avec une voix synthétique. Il y a un feed-back de réactions, créées à l’aide d’une plateforme qui bouge doucement d’un côté à l’autre avec des jeux de lumière, pour montrer qu’il y a une forme d’interaction.

L’enjeu derrière cette œuvre est de parler des intelligences artificielles et des potentielles maladresses des modèles actuels. En effet, Margaret a été nourrie avec des discours scientifiques, mais également ironiques avec notamment Le sens de la vie de Monty Python. Étant donné que c’est un ordinateur, elle ne sait pas distinguer quel type de contenu est réellement scientifique, et classe donc toutes les informations au même niveau. C’est l’une des possibles dérives de ce que l’on appelle l’I.A. : elle est toujours dépendante de l’information qu’on lui donne. Si cette information est biaisée, même ce neural network sera préalablement défaillant.

La deuxième chose que j’essaie de mettre en lumière, c’est le sentiment de solitude d’un être humain (Hamilton, en premier lieu). Il est repris par cet ordinateur-là, et cela soulève dès lors la question suivante : est-ce qu’un ordinateur ou un téléphone peuvent se sentir seuls ? Ou est-ce un sentiment exclusivement humain et animal ?

Peut-être qu’un ordinateur doté d’un peu d’intelligence peut commencer à se poser des questions, ce qui est pour moi le propre de l’homme. L’erreur de jugement par rapport à une information (là où Margaret pense que celle-ci est scientifique), et ce sentiment de solitude, se rapprochent pour moi de ce qu’on pourrait appeler intelligence artificielle.

Tout le reste est un neural network, et en réalité l’ordinateur fera systématiquement ce qu’on lui a dit de faire. Le modèle utilisé ici a été entraîné à partir de milliards d’informations reprises sur Reddit, et je n’ai aucune emprise sur ce qui a été dit sur ce réseau. Je ne saurai donc pas systématiquement ce que Margaret va faire ou dire : il y a énormément de choses imprévisibles, des surprises.

La finalité de ce scénario et de l’installation est qu’il n’y a pas de conversation en réalité, puisqu’il n’y a qu’un seul ordinateur et deux I.A. : c’est Margaret qui contrôle tout. Cela rejoint l’idée de l’être humain qui a besoin de créer quelque chose, de se créer une compagnie, à la manière du conte Pinocchio ou du roman Robinson Crusoé. Quelle est la frontière entre le réel et le psychique ? L’œuvre cherche aussi à questionner les troubles psychiatriques humains tels que la schizophrénie.

Margaret met en lumière les particularités qui font de nous des êtres humains. Nous ne sommes pas faits pour vivre seuls en permanence, nous avons besoin des autres également. Nous sommes imparfaits, et nous pouvons faire des erreurs de jugement, nous avons la capacité de distinguer le comique du scientifique. Le besoin de communiquer est donc primordial, et c’est ce que font les artistes : ils créent des œuvres pour dire quelque chose, interagir avec les gens.

Retrouvez l’installation Margaret au Pavillon lors du KIKK Festival à Namur, du 5 au 8 novembre 2020. En attendant, un teaser est également disponible en ligne.

Crédits image à la une : © Mathieu Zurstrassen

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— Karolina Parzonko

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