Les personnes sans mobile, ou la revalorisation de la limite dans une société de l’illimité

À l’occasion de la cinquième conférence du cycle « Pour un numérique critique et humain » du PointCulture Bruxelles, c’est la question des « sans mobile » qui a été abordée. Qui sont ces personnes qui vivent à l’heure actuelle sans téléphone portable et pour quelles raisons ne sont-elles pas équipées ? Réponses dans cette rencontre avec le sociologue français Bertrand Bergier.

Bertrand Bergier a travaillé pendant 10 ans comme éducateur spécialisé et a ensuite effectué un doctorat en sociologie. Il est actuellement professeur à l’Université catholique de l’Ouest à Angers, professeur associé à l’Université de Sherbrooke et directeur de l’Institut des Sciences de la communication et de l’éducation d’Angers.

Pourriez-vous expliquer ce qui vous a amené à vous intéresser aux personnes qui sont détachées de la technologie ?

m-bergier-bertrandMes recherches concernent la sociologie de l’improbable. Dans années 1990, j’ai porté un intérêt aux personnes qui vivent dans la rue, se trouvant dans un processus de marginalisation, et qui après un certain temps réussissent à se réinsérer socialement en trouvant un emploi stable et un logement. Ensuite, j’ai analysé le parcours scolaire de jeunes qui ont redoublé plusieurs fois avant le bac et qui ont tout de même entrepris et réussi des études universitaires.

J’ai poursuivi mes recherches sur les individus atypiques en m’intéressant aux 1500 personnes qui en France n’avaient pas la télévision. En les rencontrant, je me suis rendu compte que certaines d’entre elles n’avaient pas non plus de portable et j’ai voulu étudier ce public qui n’est pas équipé.

Qui sont les personnes sans mobile ?

En France, elles représentent 8 % de la population âgée de 12 ans et plus. En resserrant la classe d’âge aux 18-29 ans ou aux 30-39 ans, seulement 2 % des personnes sont concernées. Il n’existe pas de profil type des hommes et des femmes qui n’ont pas de téléphone mobile : il s’agit d’une population très hétérogène avec des profils différents.

Pour quelles raisons ces personnes ne sont-elles pas équipées ?

J’ai recensé 30 arguments différents par lesquels les jeunes et les moins jeunes expliquent leur non-équipement. Ces arguments peuvent être répartis en 5 familles :

  • Les arguments identitaires

Les arguments identitaires ne font pas le procès de l’objet en soi mais de ce qui est essentiel aux yeux d’une personne. Par exemple, la liberté est essentielle pour les néo-aventuriers, ceux qui sont désenchantés du portable, et ils considèrent comme un luxe de pouvoir profiter de la solitude. Pour d’autres, il s’agit d’une tentative de revoir les frontières afin de remettre en place une joignabilité limitée.

Pour d’autres personnes encore, la liberté est liée à une indisponibilité revendiquée. Le fait de posséder un smartphone induit une obligation de réponse et ces personnes n’ont pas envie de devoir justifier ce qui est considéré comme un manquement, c’est la raison pour laquelle ils optent pour la radicalité du non-équipement. Enfin, la liberté peut être associée aux espaces de vie clandestine. Les écarts de conduite et les marivaudages sont plus compliqués avec le téléphone portable, qui est alors considéré comme un outil de renseignement et de contrôle. Ces personnes revendiquent un droit à la déconnexion.

  • Les arguments historiques

Parmi les femmes et les hommes plus âgés, certains ont passé une partie de leur enfance, voire de leur vie adulte, sans téléphone fixe. Leur passé sans téléphone tient alors lieu de preuve de leur disposition à s’en passer. La question de l’acquisition d’un smartphone semble pour eux incongrue.

  • Les arguments contextuels

Certaines personnes ne critiquent pas l’objet en lui-même mais font l’évaluation du contexte dans lequel elles se trouvent et de la pertinence ou non de s’équiper. Ainsi, si ce contexte vient à changer, la disposition à l’égard de l’objet pourrait également varier. Par exemple, un militaire a choisi de ne pas avoir de portable pendant la durée d’une mission pour éviter de se mettre en danger et de mettre en danger sa famille.

Des assistantes maternelles qui travaillent à domicile m’ont également confié qu’elles n’ont pas besoin de mobile, parce que le téléphone fixe est à disposition. Certains parents considèrent le portable indispensable quand leurs enfants sont petits, afin de pouvoir joindre à tout moment la crèche ou la garderie, mais inutile lorsqu’ils deviennent adolescents et autonomes.

  • Les arguments techniques et matériels

Ce sont les propriétés de l’objet qui sont critiquées, comme ses caractéristiques techniques (non-respect de l’environnement, émissions d’ondes électromagnétiques nuisibles pour la santé). Cela concerne aussi les propriétés prêtées de l’objet : comme si le smartphone était doté d’un pouvoir d’addiction, certaines personnes craignent de se retrouver sous sa dépendance.

D’autres dénoncent le côté « couteau suisse » d’un smartphone et son inflation d’applications qui est insupportable et détourne l’outil de sa fonction première. L’aspect financier entre également en jeu : le portable implique une facture en plus, qui devient parfois une facture en trop.

  • Les arguments impliquant un tiers

Une personne tierce intervient entre la personne non équipée et le téléphone mobile. Il peut s’agir d’un tiers prêteur, à qui le portable peut être emprunté. Sur les 527 personnes interrogées pour cette étude, les trois quarts vivent sous le même toit qu’un prêteur potentiel. Pour d’autres, le tiers fait figure d’anti-modèle : ils sont dissuadés d’acquérir un smartphone lorsqu’ils constatent l’utilisation qu’en font les autres. Il existe également le tiers opposant, une figure d’autorité qui pose un interdit moral ou financier à l’acquisition de l’objet, alors que le non-équipé est en demande.

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Dans un monde où le numérique et la technologie sont de plus en plus omniprésents, peut-on réellement rester en dehors du système ?

Ces hommes et ces femmes sans mobile ne sont pas totalement non équipés : ils disposent d’un ordinateur, fixe ou portable, etc. Mais ils souhaitent poser des limites à la joignabilité et revendiquent un droit à la déconnexion. Les sans-mobile revalorisent des temporalités qui, à l’heure de l’impératif de l’immédiateté, peuvent sembler désuètes, comme l’anticipation. J’ai eu l’occasion de rencontrer deux journalistes qui m’ont expliqué le travail d’anticipation qu’implique la fixation d’un rendez-vous lorsque l’on n’a pas de téléphone portable.

On peut dès lors se poser la question suivante : les personnes sans mobile sont-elles les derniers représentants d’un groupe en voie de disparition ou au contraire des hommes et des femmes qui préfigurent peut-être, dans leur atypicité, le typique de demain ? De ce point de vue, les sans-mobile sont prophétiques et nous interrogent sur la revalorisation de la limite dans une société de l’illimité.

Propos recueillis par Loanna Pazzaglia

Une vidéo de l’intervention de Bertrand Bergier peut être visionnée à cette adresse.

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— Loanna Pazzaglia

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