Livre scolaire numérique : un format encore minoritaire

L’implantation du digital dans le système éducatif présente des avantages indéniables : moins cher, moins lourd, le livre scolaire numérique enrichi de fonctionnalités interactives semble être le support d’apprentissage adapté pour la nouvelle génération de « digital natives » qui a grandi avec Internet et s’attend de plus en plus à utiliser des ressources contenant non seulement du texte, mais aussi de la vidéo et de l’audio. Pourtant, les ventes ne décollent guère en Belgique et en France. Comment expliquer ce phénomène ? Si le manque de moyens mis à disposition des établissements est en cause, il ne faut pas oublier la concurrence de certains géants du Web (Google, Apple, Amazon, Microsoft) et des Edtech, ces start-ups spécialisées dans les nouvelles technologies adaptées à l’apprentissage. Analyse.

Quelques chiffres

Que ce soit en France, en Belgique ou aux États-Unis, les livres scolaires numériques n’ont guère le vent en poupe. En France, si tous les éditeurs proposent dorénavant l’ensemble de leurs manuels scolaires aux formats numérique et papier, le numérique représente seulement 2,24 % du total des ventes, d’après une étude menée par le SNE. Quant à la Belgique, nous vous l’annoncions dans un précédent article : selon le rapport annuel commandé par l’ADEB, après une petite diminution en 2016 (-1,2 %), le secteur des livres scolaires/parascolaires tous formats confondus connaît une augmentation de ses ventes de 1,1 % en 2017, après une légère baisse en 2016 (-1,2 %). Pourtant, lorsqu’on étudie la part du numérique, le scolaire (qui inclut notes, syllabus, pratiques et parascolaire) est tout autant à la traîne qu’en France, puisqu’il représente seulement 1,54 million d’euros sur un chiffre d’affaires numérique total de 62,53 millions d’euros.

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Source : ADEB, Statistiques 2017, Marché et production du livre de langue française en Belgique et pratiques de lecture

Aux États-Unis, pays pourtant à la pointe des nouvelles technologies, le constat est similaire. Les éditeurs scolaires historiques qui exercent un monopole sur le marché, tels que Hachette Book Group, McGraw-Hill Education, Pearson, Valley ou Cengage, n’ont pas su s’adapter aux nouvelles pratiques d’apprentissage et ont très peu développé leur offre numérique. Ils semblent peu enclins à repenser un business model en place depuis des années et cependant au bord de l’obsolescence aujourd’hui : les manuels scolaires coûtent en effet de plus en plus cher à produire (selon un article du blog de L’Étudiant EducPros, les étudiants américains déboursent en moyenne 1 200 dollars [soit 970 euros] pour acquérir leurs livres scolaires chaque année) et les plateformes de revente d’occasion fleurissent en ligne pour contrer cette flambée des prix.

Difficulté d’intégrer le numérique à l’école

En France comme en Belgique, cette faible implémentation du manuel scolaire numérique s’explique aussi par le manque d’infrastructures adéquates et d’équipements numériques dans les écoles : si les élèves semblent disposés à utiliser des ressources numériques en classe, les supports de lecture comme les tablettes ou ordinateurs sont encore en nombre trop limité et l’accès à l’Internet haut débit est loin d’être la norme. Diverses initiatives au niveau régional sont cependant mises en place et commencent à avoir un impact. En Wallonie, le projet « École numérique », lancé par le gouvernement wallon dans le cadre du plan de développement numérique Digital Wallonia, existe depuis 2011 et soutient des projets numériques dans l’enseignement fondamental et secondaire. Grâce à un budget augmenté de 12 % pour atteindre 6,8 millions d’euros, l’agence régionale soutiendra cette année 325 écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Selon L’Écho, ce sont ainsi « 320 000 nouveaux élèves qui bénéficieront d’équipements variés comme des ordinateurs, tablettes, tableaux interactifs, points d’accès Wi-Fi, robots pour apprendre le codage. » Un bel effort encore insuffisant selon André Delacharlerie, membre de Digital Wallonia et auteur d’une étude sur l’infrastructure numérique en Wallonie. Interviewé par la RTBF, l’expert affirme qu’il y a encore « un problème de financement quelque part […]. Quand on compare les budgets qui sont consacrés chez nous ou par exemple dans les régions françaises, on a un rapport qui est de l’ordre de quatre à cinq fois supérieur. »

En France, l’élan au niveau national manque aussi : le plan numérique pour l’éducation (PNE) lancé par François Hollande en 2015 a bien été doté d’un milliard d’euros, mais n’a jamais été développé au-delà de la phase de mise en place en 2016, finissant par être bloqué puis définitivement abandonné à la fin de l’année 2017. Certaines autorités régionales prennent cependant la relève. C’est le cas de la région Grand-Est (anciennes régions Alsace, Lorraine et Champagne-Ardenne) et de son plan « Lycée 4.0 », qui prévoit l’abandon complet de l’imprimé à l’horizon 2020. Selon Le Monde, ce passage au numérique concerne déjà 111 établissements et 65 000 élèves à la rentrée 2018. Des outils et ressources sont mis à la disposition de ces derniers via un portail Internet dédié, Jeunest.fr.

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Source : site de la région Grand Est

Concurrence de 4 géants de la GAFAM…

Mais l’avenir incertain du livre scolaire numérique s’explique aussi pour d’autres raisons. Ce format classique perd peu à peu son rôle au profit des ressources pédagogiques en ligne et des applications, qui sont de plus en plus utilisées par les professeurs. Selon Sophie Pène, coauteur du rapport Jules Ferry 3.0 paru en 2014, interviewée par Le Monde, « les manuels numériques disparaîtront sans doute avant le livre imprimé, au profit de pages et grains de documents et d’exercices. » Les manuels présentent en effet le désavantage d’être difficilement accessibles et non téléchargeables : « on ne peut les garder d’une année à l’autre ni facilement récupérer une page ou un élément. »

En parallèle, les géants du Web (Google, Apple, Amazon, Microsoft) proposent de plus en plus de services dans le domaine de l’éducation, en concurrence avec les grandes maisons d’édition scolaire. Ainsi, les écoles américaines, canadiennes, mais aussi suédoises sont de plus en plus nombreuses à utiliser des Chromebooks, ces ordinateurs portables peu coûteux développés par Google qui donnent accès à de nombreuses applications d’apprentissage. Le Grand-Est, que nous évoquions précédemment, a d’ailleurs été la première région de France à signer en janvier 2017 un contrat de licence avec la multinationale informatique, afin de mettre à disposition des lycéens, de leurs familles et des enseignants le pack Microsoft Office. Depuis 2014 et le lancement de Google Classroom, une plateforme de création et de partage de contenus pédagogiques entre élèves et professeurs, les grands groupes technologiques ne cessent de rivaliser pour proposer des solutions d’apprentissage numérique : en mars 2016 était lancée Apple Classroom, application pour iPad permettant aux professeurs de visualiser, contrôler et transférer des fichiers à leurs élèves ; en juin 2016 c’était au tour d’Amazon avec Amazon Inspire (non disponible en France), une plateforme de recensement et d’échange de pratiques numériques ; enfin Apple a lancé dernièrement Schoolwork, application d’aide à la gestion des devoirs.

… et des EdTech

Les EdTech, ces start-ups spécialisées dans les technologies d’apprentissage, ne sont pas en reste. La France fait preuve d’un certain dynamisme à cet égard, puisque selon le magazine Maddyness, elle « est le 2e écosystème EdTech le plus dynamique d’Europe après l’Angleterre et le 8e dans le monde » (étude du fonds australien Navitas Ventures).

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À titre d’exemple, on peut citer Lelivrescolaire.fr, une société lyonnaise fondée en 2010 par Raphaël Taïeb : « Nous sommes le premier nouvel entrant sur le marché de l’édition scolaire depuis des décennies », affirmait-il au journal Les Échos dans une interview publiée début 2018. Le site, visité par un million d’internautes chaque mois, propose de nombreux manuels interactifs, accessibles gratuitement en ligne et couvrant sept matières niveau collège. Les manuels sont déjà en circulation dans 2 000 établissements. Fondé sur une philosophie collaborative et open source, le site s’appuie sur une communauté de 3 000 professeurs contributeurs et propose également des services numériques payants sur abonnement, tels que des cahiers de révision ou des documents partageables entre professeurs et élèves. Son offre de manuels devrait s’étendre au lycée début 2019. En attendant, le site propose déjà divers documents en ligne pour le second cycle des études secondaires, confirmant l’importance de plus en plus grande des ressources pédagogiques au côté des manuels classiques : on retrouve pêle-mêle flashcards, fiches d’accompagnement personnalisé, activités, exercices et sujets du baccalauréat.

À noter : la société vend aussi des manuels au format papier… qui constituent d’ailleurs l’essentiel de son chiffre d’affaires !

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— Elisabeth Mol

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