Rencontre avec Ennio Dal Farra : Reditum, à la croisée du jeu vidéo et du recueil d’illustrations animées

Lettres Numériques part à la rencontre de l’artiste français Ennio Dal Farra pour une discussion autour de son projet Reditum, une œuvre interactive à la croisée du jeu vidéo indépendant et du recueil d’illustrations animées.

Lettres Numériques : Pourriez-vous expliquer votre parcours artistique ?

Ennio Dal Farra : J’ai grandi dans le sud-est de la France, vers Marseille. J’ai toujours voulu écrire et je dessinais beaucoup, tout en m’intéressant à la BD, au cinéma et aux jeux vidéo. Je ne comptais pas continuer les études, mais j’ai quand même obtenu mon bac, même si je voulais surtout voyager. Je suis d’abord parti à Liverpool, puis je suis allé en Chine, en Inde, en Australie, en Nouvelle-Zélande… J’avais envie d’aller loin, de ne pas me retrouver dans un cadre. Un jour, j’ai revu un ami d’enfance qui m’a montré des jeux vidéo qu’il avait élaborés pendant que je voyageais. J’ai alors découvert la scène indépendante des jeux vidéo expérimentaux, avec un coup de cœur pour le studio tchèque Amanita Design. Leurs jeux sont construits avec passion à tous les niveaux du développement, de la musique à la direction artistique. Je me rappelle également d’un jeu très poétique qui s’appelle Journey, où le joueur se retrouve seul dans un désert et où il n’y a pas d’obligation de collecter des objets ni d’éliminer des adversaires. Après avoir vu le film Indie Game: The Movie, je me suis dit que je pourrais développer des jeux vidéo.

Quelle est la genèse du projet Reditum ?

Après quelques recherches, j’ai décidé de m’inscrire en option Arts numériques à l’ESA Saint-Luc. Reditum est mon projet de fin d’études. J’ai choisi de créer une sorte de jeu vidéo, mais en essayant de casser le plus de codes possible. C’est un jeu qui n’a pas de fin, et un jeu duquel sont enlevés tous les principes capitalistes (tels que collectionner, parmi d’autres). Nous pouvons retrouver ce système que l’on subit tous les jours dans beaucoup de jeux vidéo. Les faits de cumuler, d’écraser l’autre, de dominer, d’être dans la compétition deviennent dès lors une normalité. Cependant, il existe un grand potentiel dans ce médium qu’est le jeu vidéo.

« Reditum » signifie « cycle », dans une optique de réflexion philosophique existentialiste. Dans les jeux vidéo, il y a toujours un but. Ne sommes-nous pas dans une manie de vouloir nous fixer des objectifs à court terme pour avancer ? C’est peut-être cela qui nous empêche d’apprécier le moment présent. Je voulais faire un jeu où il n’y a rien à gagner, à part la satisfaction de sa propre curiosité et la nourriture de son imagination.

En observant les jeux pour enfants, je me suis rendu compte que certains d’entre eux n’étaient pas sains, que ce sont généralement des préparations au mode de vie consumériste. Pour y remédier, il fallait créer une application, une sorte de grand livre d’illustrations interactif où les parents pourraient se dire que leurs enfants ne risquent pas d’apprendre ces idées-là. Reditum est un projet épuré. Souvent, les game designers affirment qu’il faut un challenge, un but, une technique pour répondre à une boucle de dopamine qui poussera le joueur à continuer l’expérience. Personnellement, je pense que la curiosité en elle-même peut servir de moteur pour avancer dans une œuvre.

Quels sont les enjeux et les messages véhiculés à travers cette œuvre ?

C’est une invitation au voyage. J’aimerais donner envie au joueur de prendre ce chemin-là pour rencontrer d’autres cultures, être curieux et épanouir cette curiosité en découvrant des univers différents. Ce jeu est comparable à une synthèse non rigoureuse, dans laquelle j’ai notamment incorporé des influences asiatiques, des motifs shipibos ou les mythes fondateurs.

Je voulais également que le jeu soit accessible à tout le monde. Mon public cible pourrait autant être ma nièce de 6 ans que ma mère qui ne joue pas aux jeux vidéo. L’une de mes inspirations est l’artiste Hervé Di Rosa, qui appartient au mouvement de l’art modeste. Il fait fi de la séparation entre haute et basse culture. Le jeu vidéo est intéressant car c’est un médium démocratique, populaire et accessible, et je ne souhaiterais pas que mon travail soit seulement compris par une élite.

Quelle est la suite du projet ?

L’idée est de créer plus de mondes à explorer : chacun d’entre eux serait un écosystème dessiné dans un style différent avec bandes sonores originales. Le joueur rencontrerait d’autres voyageurs de manière aléatoire, qui pourraient générer de nouvelles narrations. Je vois cela comme un musée interactif d’arts visuels et auditifs, ou comme une sorte de fanzine sous forme de jeu vidéo. À la différence de la littérature, où il n’y a que des mots et que l’imagination doit faire tout le reste du boulot, ici il y aurait toutes les images et les sons, sans les mots. C’est une œuvre taillée sur mesure par le spectateur, parce que c’est lui qui y projette ce qu’il voit et ce qu’il ressent.

Cependant, trouver des financements sera nécessaire dans la suite des démarches. Un problème se pose dès lors que le jeu vidéo est majoritairement perçu comme un produit. Étant donné que je ne me situe pas dans une démarche de vente au plus grand nombre, les publishers jeux vidéo traditionnels ne voudraient pas investir s’il n’y a pas de retours. Il faudrait que plus d’organismes culturels dépassent le snobisme du jeu vidéo : celui-ci peut être autre chose que ce que l’on voit habituellement.

Entre ma première intention d’il y a 3 ans et aujourd’hui, j’ai néanmoins remarqué que de plus en plus de jeux proposent de nouveaux mécanismes en essayant de sortir du schéma capitaliste. Les milieux intellectuels commencent également à s’intéresser au jeu vidéo, comme le Liège Game Lab. Ce sont des chercheurs qui analysent les œuvres majeures du jeu vidéo et toutes les intentions et les constructions qu’il y a derrière. En tant qu’artiste, c’est gratifiant de savoir que d’autres personnes cherchent à comprendre ce que tu exprimes dans tes œuvres.

Afin d’en savoir plus sur ce projet et y jouer, Reditum est téléchargeable à prix libre sur le site d’Ennio Dal Farra.

Crédits image à la une : © Reditum, Ennio Dal Farra

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— Karolina Parzonko

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