Beeple, ou l’artiste symbole de la fièvre des collectionneurs du numérique

Ce jeudi 11 mars, la maison d’enchères Christie’s qui proposait pour la première fois une œuvre 100% virtuelle a enregistré un record : 69,3 millions de dollars pour « Everydays: the First 5.000 Days », l’œuvre numérique de l’artiste américain Beeple. Si dans un premier temps nous vous parlerons de cet artiste, nous aborderons également ce marché fulgurant du numérique qui prend de l’ampleur, et de la folie des niftys actuelle !

D’abord, l’artiste en quelques mots :

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Mike Winkelmann, de son vrai nom, est un père de famille de 39 ans vivant à Charleston en Caroline du Sud. Cet homme aux allures de monsieur tout le monde n’a rien d’excentrique ou de marginal, loin de ce que l’on imagine des acteurs façonnés par le marché de l’art. Ancien concepteur de site internet qui a fini par se lasser de son emploi, c’est en 2007 qu’il se lance dans le projet « Everyday ». Pendant ces dernières quatorze années, deux millions d’abonnés ont rejoint sa page Instagram. Il a pu collaborer avec de grandes marques ou des musiciens célèbres attirés par son univers graphique, sans pour autant vendre aucune œuvre à son nom. Beeple, était donc connu pour ses projets numériques et collaborations mais il n’avait encore jamais vendu d’œuvre à son nom avant fin octobre 2020.

En effet, il y a seulement 6 mois que l’artiste fait parler de lui par ses ventes. Au-delà d’Everyday: the First 5 000 Days dont nous vous parlerons plus amplement par la suite, en février son autre œuvre Crossroads s’est vendue 6,6 millions de dollars sur une plateforme spécialisée dans les œuvres virtuelles : Nifty Gateway. Dans la même perspective, une animation qu’il avait lui-même vendue fin octobre, pour un dollar symbolique, a récemment été acquise pour 150 000 dollars. 

Puis, l’œuvre Everydays: the First 5.000 Days

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L’œuvre proposée chez Christie’s s’appuie sur un projet atypique de long terme, celui de réaliser chaque jour une création sans interruption. Beeple a réalisé des dessins et des animations durant 5.000 jours d’affilée qu’il a ensuite rassemblés dans un gigantesque pêle-mêle numérique. The First 5 000 Days réunit donc sous forme numérique ses 5 000 premières réalisations graphiques. 

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L’artiste déclare : « Je ne peux pas m’arrêter », « Personne ne l’a fait aussi longtemps », « Chaque création quotidienne n’a pas besoin d’être un chef-d’œuvre. Il faut ôter la pression de créer de l’art et faire de tout ça quelque chose d’amusant ». Depuis mai 2007, Everyday en est désormais à 5 062 jours consécutifs. 

C’est ainsi que, après deux semaines d’enchères en ligne, ce 11 mars, l’œuvre entièrement virtuelle a frôlé les 70 millions de dollars aux enchères, propulsant l’artiste américain dans la catégorie des artistes les plus chers de leur vivant, juste derrière David Hockney ou Jeff Koons. 

Nous pouvons aisément affirmer que Beeple est devenu l’incarnation concrète de « la fièvre des collectionneurs numériques qui déversent des milliards sur un marché en pleine explosion ». C’est cette fièvre et la marchandisation numérique soulevées par cette enchère que nous voudrions approfondir…

Une nouvelle technologie d’authentification dénommée NFT !

En quelques jours seulement, une nouvelle technologie a donc placé Beeple en orbite pour en faire l’un des artistes les plus en vogue du monde : les NFT (Non-Fungible Token) qui signifient « jeton non fongible ».  Elle permet aux acheteurs d’acquérir la propriété d’un « nifty », c’est-à-dire un bien numérique, sous la forme d’un jeton numérique unique. Il s’agit généralement d’une image, d’une animation, d’une vidéo ou d’albums de musique, mais aussi et en fait de tout ce qui est imaginable sur internet comme des tweets de célébrités par exemple. 

Pour l’expliquer autrement, cette nouvelle technologie d’authentification permet de commercialiser tout objet virtuel à « l’identité, l’authenticité et la traçabilité incontestable et inviolable  grâce à la technologie dite de la blockchain », une base de données distribuée, qui est notamment utilisée pour les cryptomonnaies telles le bitcoin.

« Ce n’est que lorsqu’il s’est mis aux NFT, en octobre, qu’il [Beeple] a pu entrer sur le marché et vendre son art comme le fait un peintre ou un sculpteur », explique Noah Davis, expert de Christie’s. « Ça fait 20 ans que j’essaye de convaincre les gens qu’un fichier numérique peut être considéré comme de l’art », explique Steven Sacks, propriétaire de la galerie new-yorkaise Bitforms. Jusqu’ici, « nous avions vendu beaucoup d’œuvres, mais à une toute petite communauté de gens dans le monde de l’art. » « Maintenant, dit-il, vous avez des millions de gens qui considèrent cela comme un support légitime. » Pour autant, s’il dit respecter le travail de Beeple qui, « à la différence de beaucoup de gens sur ces plateformes (de vente NFT), a construit une œuvre », le galeriste voit surtout dans la folie du moment de la spéculation. « L’aspect artistique est superficiel pour beaucoup de ces collectionneurs », regrette-t-il. « L’important pour eux, c’est la rareté. »

La question qui se pose est : pourquoi dépenser pour quelque chose que l’on peut retrouver ailleurs sur le net ? Évidemment et simplement, comme c’est toujours le cas dans l’art, pour le plaisir de posséder la version originale ! Il y a un véritable désir de détenir la « matrice » authentique pour les collectionneurs et un jeton non fongible est comme un certificat d’authenticité, car il est signé cryptographiquement par l’artiste. Les niftys font en sorte que la propriété et l’historique des échanges peuvent être suivis sur la blockchain dans le but de lutter contre le plagiat et vérifier les droits d’auteur. De plus, la technologie NFT permet aussi de rémunérer avec un certain pourcentage les artistes à chaque revente de leur œuvre. 

L’ouverture d’un nouveau marché et la spéculation

De nombreuses plateformes et lieux de marché ont vu le jour avec cette technologie. Nous pouvons notamment citer Nifty Gateway, Proof of Art, Super Rare ou Open Sea. Dans la même perspective, des musiciens créent des niftys exclusifs avec des images inédites et des bonus afin de commercialiser autrement leur production et d’offrir plus de « rareté » via ce processus. Par exemple :

  • Grimes a vendu 10 œuvres d’art via NFT pour 6 millions de dollars. Certaines étaient uniques, comme la vidéo intitulée Death of the Old et d’autres proposées en milliers de copies.
  • Kings of Leon propose une version NFT à 50 dollars de son nouvel album  » When you see yourself  » contenant des bonus : une pochette animée, des œuvres d’art numérique de Night after night (partenaire créatif du groupe) et un vinyle en édition limitée estampillé avec votre numéro de jeton, en plus des morceaux à télécharger. 
  • Dans la même idée, 18 niftys « Golden Tickets » qui donnent droit à assister en VIP à tous les concerts à venir du groupe seront mis parcimonieusement aux enchères. 

Ces exemples sont l’illustration des débuts d’un marché en bonne voie d’explosion ! C’est ce que l’on pourrait appeler « la folie des niftys ». Cette fièvre ne fait que commencer, et la marchandisation des œuvres avec elle !

En guise de conclusion

Beeple bouillonne d’idées ! Il songe déjà à des expositions physiques après la pandémie. Il aimerait particulièrement donner à certains de ses travaux une incarnation matérielle. Dans une perspective plus numérique, nous pouvons conclure en stipulant que l’œuvre entièrement virtuelle de Beeple vendue à 69,3 millions de dollars par la maison d’enchères Christie’s témoigne d’une révolution incroyable et en cours sur un marché resté longtemps confidentiel et aujourd’hui en passe de bouleverser la marchandisation de l’art. 

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Sources :

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— Aline Jamme

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