Le numérique dans les cours de français – Partie 2 : le carnet de lecteur numérique

La semaine dernière, nous vous parlions d’un projet dans le cadre du cours de français à la fois pédagogique et numérique. Dans la même idée, nous vous présentons aujourd’hui un projet interdisciplinaire réconciliant les profils littéraires et scientifiques, mené dans une école où la technologie prend une grande place.

Créer un carnet numérique d’écrivain

Marianne Hamon, professeure de français, et Sébastien Canet, professeur de technologie, ont mené une expérience pédagogique et interdisciplinaire autour du carnet de lecteur au lycée Livet à Nantes. Habituellement, le carnet de lecteur se centre sur la réception de l’œuvre, mais leur objectif a été d’amener les élèves à se focaliser sur la production de l’œuvre, et ce via la création d’un carnet numérique et interactif.

Concrètement, l’idée est de venir combler un vide de l’histoire littéraire : le carnet de travail d’un auteur n’a pas été retrouvé, dès lors les élèves s’investissent dans la fabrication du roman de l’auteur pour en développer l’expertise. Ainsi, ils créent un carnet qui s’enrichit ensuite numériquement pour devenir l’objet d’une exposition.

L’origine du projet

Tout part d’une idée de Morgane Piel, aujourd’hui professeure à l’Académie de Rennes et dont Marianne Harmon était la tutrice lors de son master consacré à des recherches sur les carnets de Zola : réaliser un faux carnet préparatoire pour Thérèse Raquin.

Ainsi s’est dessinée une séquence autour d’un projet ouvert amenant les élèves à lire et écrire en vue d’une réalisation. L’idée permet une entrée un peu différente dans le roman réaliste/naturaliste, néanmoins, pour Marianne Harmon subsistait une forme de frustration, car une fois les carnets réalisés, elle était la seule à avoir lu cette production originale.

C’est à ce moment que Sébastien Canet intervient en lui proposant de reprendre le carnet pour mener un projet dans le cadre de l’enseignement d’exploration CIT : création et innovation technologique. L’idée est de guider les élèves dans un projet ouvert de conception d’un livre enrichi. Ainsi, les deux matières entrent en dialogue pour réconcilier les élèves au profil scientifique avec les enseignements littéraires.

Déroulement de l’expérience au cours de français

Le vide dans la documentation sur le travail préparatoire de Zola pour Thérèse Raquin est donc le point de départ du projet. « On n’a jamais trouvé le carnet de travail de Zola qui correspondrait à ce roman, sans doute n’en existe-t-il pas. Imaginons cependant qu’on le découvre… »

Avant tout, est mise en place une séance permettant de construire une définition et une représentation du brouillon à partir de la visite de l’exposition virtuelle de la BNF sur les brouillons. Ensuite, deux séances dédiées à la documentation en salle informatique. En effet, le naturalisme est une notion au programme du cours de français, et pour l’appréhender il est utile de comprendre la manière dont les romans zoliens sont conçus. « L’intérêt du projet est de rendre nécessaire, de légitimer par la réalisation, cette réflexion très littéraire et le questionnement sur la genèse des œuvres. » Au terme de ce travail réflexif, les élèves doivent expliquer comment travaillait Zola à partir de l’observation de ses brouillons. Leurs notes descriptives serviront de base pour l’élaboration du cahier des charges de leur carnet. C’est à cette occasion que les élèves réinvestissent leurs observations sur les carnets existants en définissant par exemple le format et les rubriques du carnet.

Puis vient une séance de mise en route qui fixe l’organisation du projet et donne un cadre temporel au travail : 4 heures pour la conception, le brouillon, la mise en forme finale des pages confiées à chaque équipe. Les tâches sont réparties de manière à ce que chaque équipe soit responsable de la réalisation d’une partie du carnet. Un groupe de pilotage assure le lien entre tous. Finalement, chaque groupe me remet les pages et le professeur constitue le carnet papier.

Déroulement de l’expérience au cours de CIT

La deuxième consigne est : « Comment rendre accessible un manuscrit précieux ? C’est-à-dire en permettre la consultation sans manipulation ? » L’idée de départ, c’était de donner une meilleure visibilité au travail réalisé en français et de le réinvestir pour donner du sens à ce travail. Donc, l’objectif est d’une part d’intéresser les visiteurs qui ne connaissent pas nécessairement le roman de Zola en leur donnant des contenus accessibles, d’autre part les lecteurs de Zola doivent pouvoir enrichir leur lecture de l’œuvre. S’amorce une réflexion sur le livre enrichi pour permettre une immersion dans le carnet par la communication d’informations via des moyens variés.

D’un point de vue contenu, le carnet de travail fictif sur papier reprend les rubriques présentes dans les carnets retrouvés de Zola. Chaque équipe en charge d’une rubrique décline ensuite sa partie en éléments à partir de la lecture du roman et des documents observés. Ces éléments sont validés lors de temps de mise en commun puis les pages correspondantes sont écrites :

  • notes d’enquêtes (plan de quartiers, schémas, enquête sur place, observations) ;
  • décors (le passage du Pont Neuf, la boutique, le logement, la chambre, la morgue, la rivière comme lieu du crime) ;
  • fiches personnages (fiches sur les 3 personnages principaux de Thérèse Raquin) et schéma de relations entre personnages, descriptions des personnages (portrait physique et moral – âge, profession, dessins de personnages, psychologie des personnages) ;
  • ébauche (les grandes lignes de l’intrigue, plans des parties, les dates repères et notes chronologiques, les actions, les lieux, la transformation de la nouvelle « Un mariage d’amour » en roman avec annotations de passages du texte pour rendre perceptible les modifications) ;
  • notes de lecture sur base de sources : Manuels Roret (métiers), vocabulaire spécifique, article de presse (Le Figaro), doc sur la psychologie des personnages (théorie des tempéraments), etc. ;
  • la matérialité du carnet préoccupe aussi les élèves qui s’interrogent sur la manière de rendre crédible ce faux. Le groupe pilote réalise des tests de vieillissement du papier (brûlé, tâché au thé, au café, froissé ou déchiré), mais aussi des choix d’encre et de reliure pour déterminer le format final.

Devant la diversité des propositions des élèves pour rendre ce carnet « accessible », le projet a finalement évolué vers une exposition multi-supports. Tous les élèves ont trouvé une manière de s’investir grâce à la liberté du choix de supports. Les recherches des élèves les ont conduits à aller plus loin que le livre augmenté souvent réduit à la superposition d’une image 3D accessible par un QRcode. Au cours de cette exposition, chaque rubrique du carnet était présentée à travers un dispositif différent :

  • autoportrait audio des personnages principaux ;
  • visite virtuelle du lieu clé (appartement/boutique modélisés avec Sweet Home 3D, logiciel accessible très répandu dans les collèges) ;
  • découverte des différents états du texte grâce à une encre révélée par infrarouge ;
  • lecture de descriptions des passages clés et lieux associées à des sons déclenchés quand on tourne les pages ;
  • etc.

Bilan

En guise de bilan, l’on peut noter : la progression des compétences en lecture et écriture ; une meilleure maîtrise de l’histoire ; une amélioration de la capacité d’analyse des techniques d’écriture et du style de Zola ; la compréhension des principes d’un roman naturaliste et plus précisément du cahier des charges suivant :

  • le développement d’un propos plus « expert » sur le texte. Le carnet d’écrivain se centrant sur la réception valorise certes la lecture personnelle des élèves et conserve une trace de cette lecture sensible. Néanmoins cela reste un objet individuel centré sur les « impressions ». En travaillant ensemble sur la reconstitution du processus d’écriture d’une œuvre, les élèves se dotent d’outils pour son analyse. En déconstruisant l’œuvre, ils en perçoivent mieux les spécificités ;
  • la compréhension du processus créatif de l’écrivain. La partie réalisation technologique du projet les a érigés en position de créateurs et de concepteurs de solutions techniques ;
  • l’opposition littéraire-scientifique tombe grâce à un scénario crédible ;
  • les deux revues de projet intermédiaires (présentation à l’oral des pistes et solutions envisagées) en présence des deux enseignants et l’exposition finale ont donné à l’oral une place particulière.

« Le grand plaisir de ce type de projet à la carte – malgré le temps de préparation un peu chronophage – est de pouvoir observer les élèves gérer leur projet, tester, se tromper, recommencer et ainsi prendre de l’autonomie et de l’assurance. »

Source : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2021/10/11102021Article637695314630150741.aspx

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— Aline Jamme

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