Rencontre avec Soline de Laveleye, autrice de la création audio « Monstruations »

Dans le cadre de la campagne « Lisez-vous le belge ? », organisée par le PILEn du 1er novembre au 6 décembre 2021, le livre belge francophone décliné sur des supports « inattendus » et transmédias est mis à l’honneur sur Lettres Numériques. Cette semaine, nous avons rencontré Soline de Laveleye, autrice et créatrice, pour parler de sa création radiophonique Monstruations.

Lettres Numériques : Pourriez-vous nous présenter votre parcours, ce qui vous a amenée à écrire, mais aussi à vous lancer dans la création sonore ?

Portrait Soline de Laveleye

Soline de Laveleye : À la base j’ai une formation littéraire, que j’ai complétée avec une année en anthropologie. J’ai commencé à publier assez rapidement des nouvelles et des poèmes dans des revues littéraires et sur mon blog. Mon premier livre de poésie est sorti chez Tétras Lyre, il a été suivi par quatre autres.

Pendant mes études, j’ai ressenti l’envie de développer un travail documentaire que je pourrais coupler à l’écriture poétique. J’ai d’abord commencé avec un carnet de bord, dont je publiais des morceaux sur un blog que j’ai appelé Anthropoésie. Si je devais définir ce terme, je dirais que c’est une approche de la poésie et plus largement de la création qui veut mettre au centre l’humain et le vivant, une sorte d’humanisme élargi au vivant sous toutes ses formes, passant par la parole poétique et la création, qui agirait comme un relais vibratoire.

Ensuite je suis partie vivre en Afrique de l’Est. Je m’étais acheté un micro et j’ai commencé à glaner des sons, des voix, des ambiances, sans en faire grand-chose. Par après, j’ai vécu quelques années à Jérusalem. En duo avec un artiste multimédia, Ragnar Chacin, nous avons conçu et exposé une installation sonore dans un festival d’arts contemporains à Jérusalem.

Dans ce cadre, qu’apporte la création sonore par rapport à l’écrit selon vous ?

Ce qui est passionnant avec la création sonore, c’est le travail multidimensionnel, le fait de travailler avec plusieurs couches : les différentes voix, les ambiances sonores, le bruitage, la musique. C’est très riche en potentialités narratives et poétiques, cela me plaît énormément. Dans le son, il y a aussi une sensorialité qui est plus tangible que dans l’écrit. L’écrit a une dimension visuelle, mais comme le format imprimé prédomine dans sa transmission, l’accès à sa sensorialité s’en trouve diminué selon moi. Enfin, avec le son, je peux écrire avec des voix et c’est quelque chose qui me plaît.

Pour moi c’est un aller-retour, l’audio et l’écrit s’enrichissent mutuellement et le fait d’être passée par le travail sonore peut tout à fait nourrir mon travail à l’écrit et inversement.

Pourquoi le titre Monstruations ? Que vouliez-vous faire passer comme idée avec ce nom à plusieurs dimensions ?

J’ai choisi ce titre après m’être intéressée à l’origine du mot monstre, qui vient du latin monstrum issu du verbe monere, qui signifie avertir, éclairer, inspirer. Monstrum signifie avertissement des dieux, présage, et en fait c’est tout à fait ce dont je voulais parler : de quoi la façon dont notre cycle menstruel est pensé, nommé ou vécu est-elle le signe ? De quoi nous avertit-elle ? Le prodige qu’incarne le monstre et son caractère subversif sont des aspects que l’expérience menstruelle et en particulier le syndrome prémenstruel convient. L’assonance avec les mots menstruation et monstration a clairement aussi sous-tendu ce choix, mais c’est vraiment la figure du monstre comme créature prodigieuse qui a été le départ de tout ça.

Cette création radiophonique est divisée en deux parties, La Face cachée de la lune et Le Cycle indocile, pourquoi cette division et comment s’est déroulée la création de Monstruations ?

Dans un premier temps, je voulais surtout parler du syndrome prémenstruel et j’ai vite réalisé que ce serait impossible pour moi d’évoquer ce sujet sans passer par la question du filtre culturel, qui est au cœur de la problématique : est-ce que ce n’est pas la façon dont la culture informe les différents symptômes du cycle menstruel, qui rend ce vécu physiologique douloureux, honteux, insignifiant ou même embarrassant.

Ensuite, il y a eu la question du cadre, puisque j’étais à ce moment-là dans la ville de Jérusalem, qui m’est apparue comme un lieu extrêmement révélateur de ces mécanismes. Le vécu menstruel y est particulièrement imbriqué dans une gangue de normes patriarcales, Jérusalem fonctionne donc ici un peu à la façon du révélateur des laboratoires photographiques : c’est un lieu qui pousse le trait, en révèle les contrastes et fait apparaître une image. Par ailleurs, son exacerbation, cette frénésie qui la caractérise, font écho à cet état prémenstruel d’hypersensibilité et de tension dont de nombreuses personnes font état. Il y avait donc également une analogie à ce niveau-là.

Je me suis retrouvée avec une matière assez importante, car Jérusalem convie aussi une grande diversité et il m’a semblé impensable d’en faire l’économie. Je voulais vraiment faire entendre des voix de tous les bords et j’ai donc organisé mon fil narratif en deux parties :

  • La première, La Face cachée de la lune, parle plutôt de cette gangue de normes et du poids du tabou qui pèse sur cette expérience menstruelle, qui a trait évidemment au religieux, mais pas uniquement.
  • La seconde partie, Le Cycle indocile, explore davantage les zones de turbulence de l’expérience menstruelle et ses potentialités. C’est par exemple une expérience qui nous ramène à notre rapport au temps ou à notre environnement, à notre vécu émotionnel et à la place qu’on lui réserve. C’est là que revient la figure du monstre qui, en plus d’être une créature prodigieuse et le signe de quelque chose, est aussi une créature qui s’écarte de la norme et vient interroger. C’était l’occasion de parler de la dimension potentiellement subversive de ce vécu, toujours tellement stéréotypé, perçu et vécu généralement de façon négative.

Combien de temps a duré la réalisation de ce projet depuis que l’idée vous en est venue jusqu’à sa publication et qui vous a accompagné au cours de cette création audio ?

Entre l’idée de départ et la diffusion sur les ondes et en podcast, il y a eu deux années et demie, avec pour commencer des recherches pour nourrir cette idée, puis la confrontation à la réalité avec les premiers entretiens. J’ai mené une trentaine d’entretiens dans ma phase de recherche, en Belgique et là-bas. Petit à petit se sont dégagées des voix qui étaient plus fortes, de par leur singularité ou de par leur empreinte culturelle. J’ai donc choisi mes personnages et j’ai commencé à construire mon récit.

Après ces premières étapes, j’ai obtenu un financement du FACR (Fonds d’Aide à la création radiophonique). À partir de là, j’ai été accompagné par l’Atelier de Création sonore et radiophonique et par une structure de production, en la personne de Gregor Beck. J’ai pu alors bénéficier de l’aide d’une ingénieure son, Roxane Brunet, qui est venue à Jérusalem pour faire les prises de son d’ambiance et de quelques moments d’entretien complémentaires. J’ai aussi eu l’appui d’avis variés durant des séances d’écoute en cours de montage et j’ai évidemment reçu énormément d’énergie et de temps de la part de toutes les personnes menstruées que j’ai rencontrées.

Avez-vous d’autres projets de création sonores de ce type en cours ?

Oui, je travaille actuellement sur un projet de création sonore qui s’appelle Border la lisière. Je rencontre des intervenants et intervenantes qui sont engagés dans le soin et l’accompagnement de personnes en fin de vie. Que ce soit des aînés ou des personnes en soins palliatifs pour d’autres raisons. Ce sera quelque chose de plus court, qui aura également une déclinaison sous forme d’une installation.

Monstruations se déclinera aussi sous d’autres formes, dont des moments d’échange et d’écriture avec des publics variés, autour de ces altérations que l’on peut vivre à travers le vécu menstruel ou encore la ménopause. Ces ateliers viendront ensuite nourrir, avec la matière sonore déjà récoltée, une création hybride, qui mêlera de l’image animée, du son et de l’écrit, via une plateforme de type webdocumentaire que j’ai appelée pour le moment le Bureau des personnes déréglées. Cette plateforme sera le point de départ d’une correspondance épistolaire entre des personnes menstruées.

Pour écouter Monstruations, rendez-vous sur cette page.

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— Cynthia Prévot

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