Compte-rendu de la conférence « Penser la politique du livre au prisme du territoire : viser le rayonnement et la diversité »

« Encore jugées comme secondaires en termes d’économie et d’emploi il y a dix ans, les Industries culturelles et créatives (ICC) font aujourd’hui en Europe l’objet de nombreuses politiques européennes, nationales et de plus en plus régionales / locales qui reconnaissent leur impact positif sur la relance économique, sur l’identité et l’attractivité des territoires. Première ICC en Europe, mais à cheval sur le secteur marchand et le non-marchand, le livre occupe une place croissante dans les politiques locales : soutien aux librairies, promotion des auteurs et autrices, valorisation et protection des langues régionales, etc. Quelles sont les tendances actuelles et quel est ou sera l’impact de la crise sanitaire sur cette évolution ? »

Le mercredi 24 février 2021 se tenaient les Assises européennes du livre dans le cadre de la semaine professionnelle de la Foire du Livre 2021. La table ronde présentée dans cet article traitait de la politique du livre au prisme du territoire, pensée et visée par le rayonnement et la diversité. Animée par Frédéric Young (délégué général de  la SCAM et de la SACD en Belgique, membre du PILEn et du Consortium « Rayonnement Wallonie » pour le secteur du livre), elle a recueilli les interventions de Delphine Henry (déléguée générale de la Fédération interrégionale du Livre et de la lecture en France), Petra Ljevak (déléguée du Zagreb Book Festival en Croatie pour le projet européen Every Story Matters) et Carine Corajoud (universitaire spécialisée dans les politiques inter-cantonales et historienne des politiques du livre en Suisse francophone).

Frédéric Young a ouvert la discussion en présentant les deux axes qui allaient structurer le débat : l’axe de l’action locale – qui prend toujours sa dimension réelle en réfléchissant aux dimensions nationales, internationales et européennes – et l’axe de la culture et de l’économie. Il dit que l’on part d’un temps où Jacques Delors (ancien Président de la Commission européenne) disait que la culture n’était pas une marchandise. Et maintenant plus que jamais, cette double relation économique et sociétale de la culture balisée désormais par la convention pour la diversité culturelle, par les recommandations de l’UNESCO sur la protection des artistes et par la déclaration des droits culturels, nous offre un vaste champ pour réfléchir à l’avenir de la filière du livre. On a découvert grâce à la crise que nous traversons que le secteur du livre est fondamental tant au plan de l’activité socio-économique qu’au plan sociétal, et qu’il joue un rôle primordial dans le lien social et la vie culturelle.

La Suisse : la logique du bottom up

Carine Corajoud était la première intervenante à présenter la politique du livre dans son pays. Avant de rentrer dans le vif du sujet, Carine a rappelé que la Suisse est un pays quadrilingue et donc rattaché à des marchés éditoriaux très différents. De plus, il s’agit d’une Confédération, c’est-à-dire que les régions, au nombre de 26, ont des politiques très importantes. Le budget octroyé par la structure fédérale du pays représente 10% des subventions totales. Les 90% restants sont de l’ordre des cantons et des communes. Donc, quand on réfléchit aux politiques culturelles, aux politiques du livre en Suisse, la question qui se pose est moins celle de la décentralisation et de la force actuelle de la région, mais plus celle de la coordination entre les différents niveaux. C’est ce qui est en train de se mettre en place à l’heure actuelle, depuis une dizaine d’années, au moment où les questions de politiques de livre sont apparues de manière très flagrante. 

La culture en Suisse vient de la logique du bottom up. Le schéma théorique suit comme tel : les acteurs et représentants politiques sont très attentifs aux demandes et à la réalité du terrain avec une dimension de très forte proximité, où le local, la ville, le canton sont vraiment la base. Ensuite, il s’agit d’arriver à faire remonter ces demandes. Ont alors été mis en place des organes de coordination, présents sur le plan vertical entre les 3 niveaux, avec des recommandations qui peuvent être prises sur le plan fédéral. Ensuite, ça redescend dans l’organe inférieur, et il y a une consultation auprès des professionnels, pour finalement remonter. Il existe également d’autres organes, sur le plan horizontal cette fois. Il s’agit de commissions entre les villes du pays, entre les cantons, pour trouver une cohérence, une coordination et une absence de doublons dans les dispositifs de soutien mis en place.

Dans cette logique du bottom up, les impulsions pour le marché du livre ont été données par les acteurs et professionnels du livre. C’est principalement parti de Genève à la fin des années 90, où les éditeurs ont poussé le cri d’alarme et œuvré à faire reconnaître leur métier. Auparavant, les soutiens pour le livre étaient conçus et focalisés d’abord sur l’amont de la filière : la création. Les soutiens étaient donc dédiés aux auteurs et à la création littéraire. Si un livre était soutenu, c’est que l’auteur était soutenu par une commune où l’auteur habitait et non pas où l’éditeur professait. Puis des aides ponctuelles étaient données aux éditeurs pour pouvoir matériellement créer le livre et rendre l’œuvre concrète. Il n’y avait pas une conception d’ensemble du travail éditorial. Les soutiens étaient focalisés sur la seule dimension de la création littéraire qui représente, en Suisse romande, 20% de la production éditoriale. L’enjeu a donc été d’ouvrir la définition du travail éditorial et de le faire reconnaître dans sa dimension culturelle, avec tout sa dimension immatérielle, et puis sa dimension vers l’aval de la filière, la production, et maintenant la question des manifestations culturelles, c’est-à-dire la promotion des auteurs et des ouvrages, qui est très vivante à l’heure actuelle. Dans cette logique, les éditeurs ont demandé à avoir des conventions de subventionnement, c’est-à-dire des aides pluriannuelles pour qu’ils puissent avoir une force de frappe plus grande. C’est le modèle le plus plébiscité aujourd’hui. Les conventions de subventionnement agissent aux différentes strates : communales, cantonales, fédérales, et parfois avec des partenariats entre deux villes, cantons-villes.

La Croatie : Every story matters

Ensuite, la deuxième intervenante, Petra Ljevak, explique la différence des politiques locales concernant le livre entre la Croatie et la Suisse. En Suisse, les régions jouent un rôle prépondérant, tandis qu’en Croatie, comme il s’agit d’un pays homogène, on ne se pose pas la question d’avoir plusieurs langues nationales. De plus, le croate n’est pas une langue internationale, seulement 8 millions de personnes parlent le croate. Par conséquent, le marché du livre en lui-même est vraiment petit et repose beaucoup sur les marchés régionaux et sur leur financement. S’il n’y avait pas de soutien budgétaire, il serait très difficile pour les acteurs du livre de garder la tête hors de l’eau.

Au niveau du budget national, seulement 1% est alloué à la culture et l’industrie de la création. 8% de ces 1% vont au secteur du livre. 5% de ces 8% vont aux librairies et 3% de ces 8% aux éditeurs. Par ailleurs, les librairies en Croatie sont quasiment entièrement financées par les gouvernements locaux ou l’état. Il n’y a pas de librairies privées, elles sont toutes publiques. Tout est couvert par les fonds. 

Au niveau du budget local, 16% est investi dans le secteur de la culture et des loisirs par 3 canaux principaux : les librairies, la création du livre et sa promotion. La plupart des fonds, qu’ils soient nationaux ou locaux, doivent faire l’objet d’une demande et sont distribués chaque année. Les projets sont sélectionnés sur base de la valeur littéraire et artistique. La priorité est donnée aux auteurs et livres croates, mais les auteurs étrangers ne sont pas exclus pour autant. Toutefois, plus de 50% des livres vendus en Croatie sont des traductions.

Au niveau régional, l’accent est mis sur les acteurs régionaux, pour avoir une belle diversité des livres disponibles. Le but est de refléter la réalité régionale et d’avoir plus d’inclusion en général dans le secteur du livre. Petra Ljevak affirme que les politiques régionales devraient mettre davantage l’accent sur le contenu et la production et peut-être un peu moins sur un niveau stratégique qui passe un peu au-dessus de tout le monde. Elle explique également que la Croatie devrait avoir une stratégie nationale pour le livre. Généralement, les régions souhaitent mettre en lumière l’identité et l’autonomie du pays. La clé serait de trouver un équilibre entre les différents niveaux, ce qui est nécessaire à la survie partout dans l’union européenne d’ailleurs, confirme-t-elle. Lorsqu’on parle des politiques régionales et de cet équilibre entre niveau régional et national, on ne peut pas ignorer les parallèles qui courent entre ces politiques, et entre notamment ce niveau national et européen. Les priorités au niveau local devraient donc être de nourrir les cultures locales et les sociétés croates en les inscrivant dans un système plus vaste, en insistant sur le fait que la diversité des sociétés rend la Croatie plus forte d’un point de vue culturel. 

Petra Ljevak conclut en insistant sur l’importance de la diversité et en présentant les projets créatifs de plus en plus nombreux et florissants au niveau européen en Croatie. La plupart de ces projets portés par les croates concerne de l’autopromotion et des traductions, mais aussi des projets de collaboration et de création. Par ailleurs, Petra Ljevak travaille dans une association qui participe à ces projets collaboratifs avec 5 autres partenaires en Slovénie, aux Pays-Bas, en Allemagne, au Portugal et en Belgique. Le projet, Every story matters (« Chaque histoire compte ») s’attaque à la diversité dans la littérature. Le but est de rendre les livres plus inclusifs. Petra termine en disant que sur la base de sa propre expérience, elle constate que ces projets peuvent vraiment changer la donne car au-delà de la chance de travailler avec des partenaires qui ne sont pas connectés à son pays, et de travailler sur des sujets qui comptent, c’est aussi l’occasion d’un apprentissage mutuel pour tous les partenaires.

La France : les structures régionales pour le livre

La troisième intervenante, Delphine Henry, nous présente la situation en termes de politique régionale du livre française. Les régions sont privilégiées pour le soutien aux acteurs du livre. Les deux grands acteurs de ce soutien sont l’État, via les directions régionales des affaires culturelles en vertu du principe de décentralisation, et les régions elles-mêmes. Régions et directions régionales des affaires culturelles aident tous les acteurs du livre, depuis l’auteur jusqu’à la manifestation littéraire. Cependant, les régions sont particulièrement attentives aux acteurs économiques du livre, et en premier lieu aux librairies et aux maisons d’édition, notamment à leur présence sur les salons régionaux, nationaux et internationaux. Tandis que les directions régionales interviennent très fortement sur la lecture publique, aux côtés des départements qui sont un autre échelon administratif français et qui ont donc cette compétence. Par ailleurs, une partie des dispositifs de l’État en faveur des actions du livre des territoires est gérée directement par le Centre National du Livre (CNL), établissement public du ministère de la culture. Il existe donc 3 grands acteurs sur cet échelon départemental.

Le CNL, depuis quelques années, est arrivé dans ces structures locales par le biais de conventions territoriales, également appelées contrats de filières. Ce sont des contrats d’objectifs qui préexistaient en régions et qui concernaient les filières économiques. Ces conventions territoriales, qui associent le CNL, la direction régionale des affaires culturelles et la région, sont des espaces de concertation où ces trois acteurs élaborent une feuille de route commune et établissent des priorités pour le territoire, et pour les acteurs de ces territoires, et ce pour 3 ans. 

Historiquement, les librairies sont le socle de cette politique concertée. Mais petit à petit et de plus en plus, d’autres acteurs du livre sont concernés. Cela diffère selon les régions ; les négociations et les analyses sont donc différentes en fonction du territoire. Ces contrats de filière, qui existent depuis environ 6 ans, sont vraiment des outils très précieux et structurants de coopération entre l’État et les régions. Ils permettent l’écriture commune de dispositifs qui se complètent, avec une logique de complémentarité des soutiens des différents échelons, et de voir où va l’argent, quels sont les bénéfices qui sont tirés de ces aides, avec un suivi conjoint et des bilans réguliers. Ces contrats de filière sécurisent des enveloppes et augmentent les capacités à aider le territoire et d’aider les auteurs qui auparavant ne rentraient pas dans les critères pour bénéficier d’aide et, par exemple, les petites librairies.

Delphine Henry termine en présentant le quatrième acteur régional, dont elle est la représentante aujourd’hui. Il s’agit des structures régionales pour le livre qui sont réunies au sein de la Fédération interrégionale du livre et de la lecture. Il s’agit d’un espace assez singulier dans le paysage européen qui privilégie le lien entre les acteurs du territoire et les acteurs institutionnels. Ces structures sont en premier lieu des espaces de dialogue entre les acteurs et l’institution. Cette organisation est venue de l’initiative de professionnels et d’institutions qui ont ressenti le besoin d’associer les professionnels à la création et à la mise en route de ces contrats de filières. Ces structures existent depuis les années 80. Elles ont été créées dans le mouvement de décentralisation lors de la création des régions. Il y a eu un double mouvement : d’abord des organes de coopération entre bibliothèques ; et du côté des régions, elles ont eu besoin de se doter d’outils pour faire dialoguer les filières qui étaient en train de se constituer. Le mouvement a été assez long, mais ces deux structures ont fini par fusionner et sont devenues les structures régionales pour le livre. Ces structures sont des espaces singuliers de concertation, d’observation, d’informations, de conseils et d’accompagnement des acteurs. À l’échelle régionale, elles ont également une forte vocation à valoriser les acteurs, à leur donner une visibilité, en menant différentes actions (en produisant des annuaires et des agendas des manifestations littéraires, par exemple), et à préserver la diversité culturelle, notamment l’édition de création en région. Depuis toujours, mais peut-être plus encore ces dernières années, elles se voient investies de mission d’élargissement des publics par l’organisation de diverses organisations, de promotion de la lecture : atelier d’écriture, prix littéraire, en direction des jeunes dans les établissements scolaires mais aussi en direction des publics dits empêchés, donc des personnes qui se trouvent à l’hôpital ou incarcérées.

« Ce qui me frappe, c’est que ce qu’on appelle ici aujourd’hui la région, c’est-à-dire un certain niveau d’exercer de l’activité publique dans le soutien au livre, ouvre un bon niveau pour à la fois être en contact avec les professionnels de terrain et en même temps participer et trouver les coordinations avec des ensembles plus vastes qui peuvent être nationaux ou européens. » – Frédéric Young

Delphine Henry approuve les propos de Frédéric Young en appuyant que les maîtres mots sont les coopérations qui peuvent se développer davantage à l’échelle européenne. En région, il y a beaucoup de petits éditeurs qui ne sont pas structurés pour répondre à des projets européens qui nécessitent une trésorerie solide. Frédéric Young rebondit sur ces paroles en affirmant que, dans beaucoup de pays européens, encore aujourd’hui, cette activité artistique culturelle de promotion du livre se fait encore dans une précarité économique et sociale qui est parfois troublante. 

Carine Corajoud rejoint le débat en insistant sur la dimension privée des entreprises, des intermédiaires du livre, qui crée une assez grande résistance au soutien et une grande lutte. Par exemple, le soutien au covid est un enjeu fondamental. En Suisse, les éditeurs et les librairies n’ont pas été intégrés dans la réflexion de l’aide à la culture. Les libraires n’ont pas de subventions directes, à part des aides et des dispositifs cantonaux. Il y a une marge de manœuvre laissée aux cantons.

« La région est donc une très bonne échelle pour à la fois répondre à des besoins de proximité et à la diversité entre les petites et grandes éditions en France. Ça permet d’adapter les soutiens et de créer des soutiens différenciés en fonction du type d’acteurs. » – Carine Corajoud

Frédéric Young conclut en disant que c’est un message qui peut être adressé aux représentants de la commission aujourd’hui : continuer de soutenir et amplifier ces relations interrégionales de pays différents ; partager des expériences, nouer des relations et collaborations ; vivre cette diversité culturelle et européenne.

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— Emiline Gambacorta

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