Un futur marché européen pour le livre numérique ? La régulation et ses limites

Qui dit marché numérique, dit évidemment marché international : Internet ne connaît pas de frontière. Pourtant, le contenu numérique est loin d’être uniformisé. Lors de la conférence Readmagine qui s’est tenue à Madrid au mois de juin dernier, l’équipe de Lettres Numériques a rencontré Linda Corugedo, directrice au sein du DG Connect de l’Union européenne. Les autorités de régulation du marché européen ambitionnent de mettre en place un marché unique du livre numérique. L’existence d’un tel marché est-elle possible ? Quelles conditions requiert-elle ? Analyse.

 Vous pouvez le constater vous-même en vous connectant successivement aux sites français, espagnol ou allemand d’Amazon (amazon.fr, amazon.es ou encore amazon.de) : le contenu créatif proposé n’est pas uniformisé. En cause : le geoblocking. Si vous êtes en Belgique et que vous tentez de vous connecter à Amazon Espagne, l’achat de certains ouvrages vous sera refusé ou les titres seront affichés comme non disponibles. Cette disparité dans l’offre culturelle numérique pose problème aux yeux de la Commission européenne. Par le biais de son département « DG Connect », cette dernière a en effet décidé d’instaurer en 2015 un marché digital unique, le Digital Single Market. L’objectif est simple : unifier la régulation et le contenu Internet au niveau européen, de la même manière que la Banque centrale européenne régule l’émission de monnaie pour tous les pays de l’Union européenne. Ceci implique entre autres qu’un livre numérique puisse être disponible partout en Europe, afin de créer un socle culturel commun.

linda corugedo
Linda Corrugedo © Readmagine 2018

Quelles tâches la Commission européenne s’est-elle fixées pour atteindre cet objectif ? Linda Corugedo, directrice au sein du DG Connect, a répondu à nos interrogations. Selon elle, il s’agit d’abord de sécuriser les micropaiements au niveau européen. Il faudra ensuite s’attaquer à l’autre problème de taille qu’est le multilinguisme. En effet, la principale barrière à un grand marché culturel européen est évidemment la diversité des langues parlées en Europe, 23 au total. La Commission a ainsi décidé d’investir d’importantes sommes d’argent dans des machines de traduction (machine translation) afin de traduire automatiquement du contenu créatif d’une langue à une autre. Selon certains, et Linda Corugedo le souligne elle-même, ce travail de traduction automatique devrait être révisé et validé systématiquement par des traducteurs humains, afin de saisir et rendre toutes les subtilités linguistiques.

En parallèle, des groupements d’éditeurs de différents pays réclament à la Commission européenne de se pencher sur la question de la rémunération des droits d’auteur et des droits voisins, si l’Europe veut créer un marché du livre numérique européen. Il s’agit en effet d’une question cruciale aux yeux des auteurs et éditeurs et l’Union européenne a déjà pris de nombreuses dispositions afin d’uniformiser ces droits à travers l’Europe. Cependant, les auteurs s’inquiètent de voir leurs droits s’amenuiser en perdant leurs droits nationaux, mais aussi à cause du cyberpiratage. Les responsabilités et la gestion des droits seront-elles gérées de manière fédérale par l’Europe ou les auteurs auront-ils encore le droit de réclamer leur dû et de protéger leur œuvre au niveau local ? C’est une question qui a partiellement trouvé sa réponse hier, puisque la nouvelle directive européenne sur les droits d’auteur et le numérique, tant attendue par les industries culturelles, les médias et les grandes entreprises du Web, a finalement été adoptée par le Parlement européen (le texte doit cependant encore être négocié entre la Commission, le Conseil européen et le Parlement européen avant d’être transposé dans les législations nationales des États membres). L’article 13 oblige notamment les grandes plateformes d’Internet à négocier des accords avec les titulaires des droits. Si aucun terrain d’entente n’est trouvé, les plateformes devront garantir aux ayants droit que leurs utilisateurs ne publient pas des contenus protégés par le droit d’auteur. Affaire à suivre…

L’idée d’un marché culturel unique est donc noble, mais elle doit s’accompagner de nombreux aménagements, tant sur le plan technique que juridique et linguistique. La mise en place d’un marché digital unique représente déjà une belle avancée et doit permettre à l’Europe de rester compétitive en matière d’innovation digitale. L’édition numérique pourra ensuite se développer et croître sur un marché élargi et dénué de barrières nationales. La traduction automatique devrait aussi offrir une plus grande visibilité à des ouvrages et aux contenus créatifs, pour autant que l’on s’assure que les auteurs restent correctement rémunérés et protégés. La blockchain, dont on vous parlait déjà ici, pourrait-elle résoudre cette problématique ? Cette nouvelle technologie permet en effet d’enregistrer des transactions d’achat réalisées en ligne et pourrait s’avérer très utile pour faire suivre automatiquement les droits d’auteur. Innovation digitale et création sont désormais intimement liées si nous voulons évoluer vers un marché unique du livre numérique, et l’organisme de régulation européenne devra y être attentif.

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— Nathalie Debusschere

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