Le numérique dans les cours de français – Partie 3 : Entretien avec Magali Brunel autour de son livre « L’enseignement de la littérature à l’ère du numérique »

« Comment se transforme l’enseignement de la littérature à l’ère numérique » ? C’est en 2013 que Magali Brunel s’engage dans la recherche sur le numérique. En tant que didacticienne de la littérature, elle se penche tout particulièrement sur les démarches didactiques intégrant le numérique. L’objectif est de renouveler les modalités d’enseignement en faisant des pratiques numériques d’une part un objet d’appropriation pour les élèves, d’autre part un levier de l’évolution professionnelle pour les enseignants. Dans cette perspective, l’ouvrage de Magali Brunel intitulé L’enseignement de la littérature à l’ère du numérique se pose en une véritable enquête dans laquelle la place du numérique dans l’enseignement de la littérature dans les pays francophones est la protagoniste principale. Aujourd’hui, Lettres Numériques vous propose un entretien avec Magali Brunel autour de cet ouvrage.

L’ouvrage s’ouvre sur une préface de Sylviane Ahr, également chercheuse en didactique de la littérature, dans l’enseignement de la littérature en lien avec les pratiques culturelles et artistiques et dans la formation des enseignants de français. Elle pose le cadre théorique en abordant le rôle du numérique dans la littérature et en recensant nombre travaux et recherches à ce propos.

Puis, on entre dans le vif du sujet. Magali Brunel prend pour point de départ deux questions de base : comment s’enseigne la littérature quand le numérique est sollicité ? Et quels peuvent être les intérêts de ces nouvelles ressources pour l’apprentissage des élèves ? Magali Brunel dresse dès lors un état des lieux qui soulève les pratiques déclarées et effectives des enseignants. En émergent deux pistes expérimentales d’usage du numérique :

  • l’une centrée sur l’écriture « dans le texte de l’écrivain » sur écran, appelée la « greffe sur écran ». Elle amène les élèves à écrire directement sur le texte de l’écrivain ;
  • l’autre portant sur l’adaptation en contexte scolaire de pratiques de fanfictions.

La conclusion essentielle de Magali Brunel est que « l’écriture sur écran favorise bel et bien l’émergence du sujet lecteur tout en développant chez l’élève la posture d’auteur, en particulier quand les activités créatives et subjectives se doublent d’activités réflexives et métalinguistiques ».

En d’autres mots, l’ouvrage se révèle être une invitation à faire des littératures numériques un objet d’enseignement, à passer de l’écriture sur écran à l’analyse de l’écrit d’écran. Une lecture enrichissante à l’heure actuelle !

Pour en savoir plus, nous avons interrogé Magali Brunel à propos de son ouvrage.

Lettres Numériques : Pourriez-vous vous présenter et nous retracer votre parcours ?

Magali Brunel : Avant de faire de la recherche, j’étais enseignante dans le second degré, en particulier dans des établissements dits sensibles. Ensuite, j’ai fait de la formation continue et initiale d’enseignants et en parallèle je poursuivais un projet de thèse en littérature sur un corpus de textes théâtraux du XVIIe siècle. Bien que cela semble éloigné des préoccupations scolaires, on peut faire un lien entre ce travail de thèse et mon orientation didactique empruntée par la suite, puisque ce corpus visait à étudier l’hybridité dans les textes et à repérer leur importance liée à la sociabilité galante. Cette question de l’hybridité et de la sociabilité a continué à m’interroger dans une perspective didactique et sur des corpus numériques.

Après avoir soutenu ma thèse, étant donné que j’étais déjà formatrice dans nos instituts de formation en France, j’ai tout de suite choisi de réorienter mes travaux du côté de la didactique. Ma thèse étant une réflexion sur les genres littéraires, c’est d’abord en didactique sur l’enseignement des genres littéraires que j’ai commencé à réfléchir avant d’élargir ce corpus à l’ensemble des questions qui se posent en écriture et en lecture, avec une réflexion continue sur l’innovation : comment faire évoluer les pratiques ? Et c’est là que le numérique est arrivé.

Pourriez-vous nous résumer ce qu’est le rôle du numérique dans l’enseignement de la littérature selon vous ?

On peut aborder le numérique selon trois entrées.

Premièrement, le numérique est mobilisé dans la classe comme outil. Dans ce cas, les usages sont assez proches d’une discipline à l’autre, il y a une part commune aux enseignants. Par exemple, l’usage du PowerPoint est fréquent dans de nombreuses disciplines. Cela soulève un certain nombre d’intérêts liés à la pédagogie de la classe et à la construction concrète de l’enseignement dans la classe, de la relation entre le professeur et l’élève.

Deuxièmement, le numérique est mobilisé par les professeurs de français dans la classe comme ressource au service d’une conception didactique renouvelée. Les nouveaux formats et les nouvelles pratiques numériques sont utilisés pour enseigner des contenus en littérature. C’est dans cette optique que j’ai travaillé la fanfiction qui est une pratique numérique contemporaine.

Troisièmement, le numérique est envisagé comme un objet d’enseignement. C’est une des spécificités du professeur de français également puisqu’il doit accompagner ses élèves à lire et à écrire sur l’ensemble des supports qu’ils manipulent à l’heure actuelle, qu’ils relèvent de pratiques sociales quotidiennes ou de pratiques artistiques. Il y a un enjeu spécifique et fort qui est celui d’enseigner cette littératie numérique, mais aussi d’enseigner les nouvelles œuvres littéraires et de montrer aux élèves qu’ils peuvent eux aussi être créateurs sur écran.

Pourriez-vous nous décrire et nous expliquer avec plus de détails en quoi consistent les deux pistes expérimentales de l’ouvrage ?

L’ouvrage retrace deux expérimentations qui se sont déployées sur une période de trois années chacune. Elles ont des points communs puisqu’elles concernent l’usage du numérique dans la classe. Ce que l’on sait c’est que le numérique est souvent présent dans les établissements, mais n’est pas forcément utilisé par les élèves. Dans ces expérimentations, ce sont eux qui mobilisent les outils numériques, écrivent et lisent avec le numérique.

Dans le premier cas, il s’agissait de mobiliser l’outil le plus simple sur écran : le traitement de texte. Les élèves s’appuyaient sur des textes d’écrivains mis à leur disposition sur traitement de texte et, à partir ce ceux-ci, proposaient à leur tour une nouvelle version, une appropriation personnelle avec des manipulations sur le texte de l’écrivain. Ces manipulations sont possibles plus facilement sur écran que sur papier. On est dans une mobilisation technique extrêmement simple alors que la réflexion didactique est complexe et vise à développer des savoirs habituellement peu travaillés en classe, comme la cohérence du texte.

Le deuxième dispositif consiste à adapter en situation scolaire la pratique de la fanfiction qui rencontre un énorme succès chez les adolescents. Nous avons conçu une mallette pédagogique numérique « fanfictionalecole » disponible gratuitement pour les enseignants sur un site institutionnel, dont le but est de permettre aux enseignants d’importer une interface mettant en scène une plateforme de fanfiction ainsi que des ressources didactiques, pédagogiques et techniques. Elle permet de lire les œuvres intégrales du programme, mais en s’appuyant sur les modalités de la fanfiction.

Comment répondriez-vous à votre question : « Quels peuvent être les intérêts de ces nouvelles ressources pour l’apprentissage des élèves ? »

Il y a un intérêt commun aux deux expérimentations : on fait évoluer le rapport des élèves à l’écriture, notamment avec des élèves qui ont des difficultés avec le geste d’écriture, ressenti comme pénible. Le fait de passer par des gestes et supports nouveaux contre ce rejet de l’écriture et amène à l’engagement.

Un second intérêt est que le support numérique facilite les liens entre lecture et écriture puisque les élèves sont toujours lecteurs et scripteurs en même temps. Ils lisent ce qu’ils ont écrit, vont chercher les textes des écrivains qu’ils convoquent pour leur propre travail d’écriture, ils se lisent entre eux… Le bénéfice à articuler lecture et écriture est particulièrement opératoire.

Le premier dispositif de greffe présente un autre intérêt spécifique : il a permis aux élèves en difficulté de ne pas écrire à partir de rien, mais de prendre appui sur le texte d’un écrivain comme s’il était un tuteur guidant leur propre production.

Pour ce qui est de la fanfiction, via l’espace de diffusion où tout le monde pouvait intervenir sur le travail des autres, un des intérêts réside dans la possibilité pour les élèves de se lire et donc de donner du sens à ce qu’ils lisaient et à ce qu’ils écrivaient.

À quoi est confrontée la figure du sujet lecteur à l’ère du numérique ?

Le sujet lecteur que l’on cherche à former dans la classe évolue différemment dans le contexte numérique. Il y a deux aspects qui me paraissent intéressants.

D’abord, un sujet lecteur qui mobilise le numérique va pouvoir mobiliser des supports d’investissement subjectifs plus variés : tandis que le carnet de lecteur se limite à une écriture linéaire et parfois à des dessins, un carnet de lecteur numérique va au-delà de cette hybridité restreinte et peut convoquer toutes sortes de supports (musique, images, etc.). Cela correspond davantage au profil de certains élèves dont la sensibilité est alors plus développée.

Le sujet lecteur sur écran, à travers les usages numériques, est plus facilement confronté à ses pairs. Via des forums ou des carnets de lecteurs partageables, il y a plus d’interactions. Pour l’enseignant qui doit accompagner le groupe, il est ainsi plus facile de passer du sujet lecteur individu au collectif de la classe.

Qui dit nouveaux outils, dit nouvelles pédagogies. Quelles sont les différences principales avec l’enseignement traditionnel de la littérature ?

Qui dit nouveaux outils ne dit pas forcément nouvelles pédagogies. On peut tout à fait mobiliser de nouveaux outils et pratiquer une pédagogie très traditionaliste, voire transmissive et frontale. C’est souvent le cas avec des usages de diaporama par exemple : il remplace la parole du maître et impose un discours aux élèves.

L’usage du numérique n’implique pas forcément une nouvelle pédagogie, mais, en revanche, les nouveaux outils ouvrent à de nouvelles possibilités et c’est à l’enseignant de les saisir ou non. Ce qui est certain c’est que, par exemple, les ressources que nous avons développées dans les deux expérimentations ont développé des compétences qui, dans la pédagogie traditionnelle, ne sont pas convoquées par les enseignants, comme l’appréciation, par exemple.

Le mot de la fin ?

Finalement, ces deux expérimentations se concentrent sur le numérique comme outil et comme ressource, elle n’aborde pas le numérique comme objet. C’est dans cette perspective que j’ai commencé à explorer cette nouvelle voie depuis deux ou trois ans. Il s’agit d’analyser le comment enseigner la littérature numérique dans les classes, comment faire connaître ce nouveau corpus aux enseignants qui devront dès lors développer de nouvelles pratiques adaptées.

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— Aline Jamme

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